1. REPOS FORCÉ (Partie I)

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Je me cramponnais à mon frère comme une damnée, avec toute la force dont j'étais capable — autant dire qu'il ne m'en restait plus beaucoup. Mais je savais que je n'avais pas le droit de m'effondrer. Ne serait-ce que pour mon père. Et pour mon aîné.

Ils avaient besoin de moi autant que j'avais besoin d'eux — réaliser que nous ne pourrions plus désormais compter que sur nous-mêmes était déjà bien difficile à supporter. Alors, je ne pouvais tout simplement pas me permettre de leur faire faux bond.

Pourtant, mes jambes ne me portaient plus. J'étais transie et toute mouillée, malgré le parapluie que tenait tant bien que mal Dane. Sa main tremblait, tant sous l'effet du vent que du désespoir. Nous étions à la mi-août, mais les températures avoisinaient les 15 °C. Cold Host avait beau avoir toujours été une ville froide et pluvieuse, j'avais espéré que le soleil se montrerait aujourd'hui.

J'étais fatiguée de cette humidité permanente et les larmes que je ne cessais de verser ces derniers temps ne faisaient qu'accentuer mon aversion. Mes mollets me donnaient l'impression d'être entrée dans un lac gelé et je regrettais de ne pas avoir choisi une robe un peu plus longue. À la réflexion, je n'avais pas le droit de me plaindre, parce que comme les autres, j'aurais tout donné pour ne pas me trouver ici aujourd'hui.

Tremblante, je fermai les paupières. Je devais me ressaisir rapidement et affronter la réalité, même si elle était horriblement douloureuse. Mon père dut deviner mon malaise, car il se rapprocha doucement de moi et passa son bras sous le mien — un soutien dont j'avais grandement besoin. Il me transperça de son regard d'un bleu profond et je lus dans ses yeux plus de tristesse que ne pourrait en contenir un océan.

Il souffrait autant que moi, autant que Dane, et je ne pus m'empêcher de me demander si nous nous relèverions de cette épreuve, un jour. D'aucuns disent que le temps guérit les blessures, toutes les blessures, même les plus intolérables — et je suis persuadée au fond de moi qu'ils ont raison —, mais personne ne peut prédire dans quelle mesure.

Je soulevai finalement les paupières, la vision brouillée, juste à temps pour apercevoir oncle Sam qui s'éloignait, la tête baissée, les mains enfoncées dans les poches de son costume noir. Le cimetière était désert et enveloppé dans la brume qui flottait inlassablement sur la ville, si bien que je le perdis rapidement de vue. Je ne vis pas arriver Lage qui s'adressa directement à mon père.

— Je suis sincèrement désolée, Monsieur Saven, murmura-t-elle, la voix tremblante.

Elle pivota ensuite vers mon frère et lui lança un regard compatissant, avant de poser une main sur sa joue. Puis, elle reporta finalement son attention sur moi et me traduisit par l'intensité de ses prunelles tout ce qu'elle aurait pu m'exprimer par de vains mots.

— Je t'attends à l'entrée, soupira-t-elle enfin. Viens quand tu seras prête.

Sur ce, elle tourna les talons et disparut à son tour dans le brouillard. Je ne m'aperçus pas tout de suite que les gens avaient commencé à se disperser, probablement pour nous accorder un dernier instant d'intimité. Mon pouls s'accéléra et ma respiration se fit soudain plus heurtée. C'était le moment, l'heure des adieux. Je devais lui dire au revoir et accepter que plus jamais je ne la reverrais.

Je détachai donc mon bras de celui de mon père et lâchai Dane. Je fis ensuite un pas en avant et me laissai tomber à genoux devant le monument. Je pus deviner l'affolement de mon père dans mon dos, mais mon frère dut le tranquilliser, car il ne vint pas s'accroupir à côté de moi. Je posai mes deux mains à plat sur la stèle lisse, m'attendant presque à sentir le contact de sa peau contre la mienne.

La seule chose que je ressentis fut la fraîcheur intense de l'eau qui ruisselait sans discontinuer sur la tombe. Je regardai un instant mes paumes détrempées, avant de les laisser retomber sur mes cuisses. C'était terminé. Je l'avais perdue pour toujours, malgré toutes nos espérances. Plus jamais, je ne respirerais son parfum, plus jamais je ne verrais ses yeux en amande, plus jamais je ne caresserais ses mains douces.

Et ce n'était pas juste. Parce qu'elle s'était battue plus que personne. Elle s'était accrochée de toutes ses forces pour vaincre ce cancer qui aura fini par la terrasser.

Cela faisait deux ans jour pour jour — triste anniversaire — qu'elle avait découvert la terrible maladie dont elle souffrait. Cette annonce avait fait l'effet d'une bombe au sein de notre famille, mais nous avions, chacun à notre manière, tout fait pour la soutenir dans cette épreuve difficile. Pourtant, cela n'avait pas suffi. Sa tumeur s'était rapidement étendue, puis multipliée, jusqu'à la condamner, sans aucune possibilité de la voir se rétablir un jour.

Le plus compliqué avait été de vivre chaque nouveau lever de soleil comme si tout allait bien, comme si la mort ne guettait pas le bon moment pour jeter son dévolu sur elle. Et je ne m'en étais pas montré capable. Je n'avais pas le temps d'ouvrir les yeux le matin que mon cerveau m'imposait déjà l'image de son visage hâve et amaigri.

J'appréhendais la sortie du lycée, sachant que les prochaines heures consisteraient à lui remonter le moral, c'est-à-dire, à lui mentir — car je ne doutais pas qu'elle était parfaitement consciente de son état et de l'issue de la situation.

Mon père, mon frère et moi nous arrangions pour ne pas lui rendre visite à l'hôpital en même temps. J'étais convaincue que nous voir à différentes heures de la journée était plus efficace que de subir notre affliction commune. Je tâchais, pour ma part, de me montrer aussi souriante et rassurante que possible, mais je n'arrivais pourtant pas systématiquement à dissimuler mon chagrin, ce qui en finalité, réduisait à néant tous mes efforts pour l'aider à garder confiance.

Pour mon père, les choses étaient un peu plus compliquées. J'imagine que voir mourir à petit feu l'être que l'on aime doit être impossible à surmonter. L'entendre pleurer tous les soirs était devenu une habitude, tout comme devoir supporter le silence permanent de Dane. Ces dernières semaines avaient indiscutablement été les plus éprouvantes. Nous avions tous senti la fin approcher et personne ne peut se vanter d'être préparé à ça.

Je ne savais plus quel comportement adopter avec ma mère. Lui mentir ou faire comme si j'acceptais la situation ? Baisser les bras ou me battre jusqu'au bout ? J'avais finalement choisi d'être moi-même et de profiter des ultimes instants qui nous étaient accordés. J'avais donc plus pleuré en quatre semaines que durant le reste de ma vie.

Je m'étais répété que laisser libre cours à mon chagrin devait rendre la lutte encore plus ardue pour elle. À contrario, je ne voyais pas de moyen plus évident de lui prouver combien je l'aimais.

Ce matin pourtant, c'était une autre image qui s'était imposée à moi. Celle d'un grand vide, celui laissé par son absence, irrévocable cette fois, même si je savais exactement où elle se trouvait aujourd'hui - en paix et en bonne santé, attendant patiemment que nous la retrouvions un jour. Et je ne voyais pas comment continuer à mettre un pied devant l'autre et à avancer


Source média : Amber Run - I found love





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