Chapitre VII

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Elle fixa longuement la lourde porte d'ébène, cherchant en elle la force d'entrer.

Quelque chose passa plusieurs fois dans son champ de vision, de haut en bas, projetant sur sa peau fragile de légers courants d'air froid ; ses yeux clignèrent plusieurs fois. Elle se retourna ; Maïssa agitait la main devant elle. Il semblait soucieux de son immobilité, aussi lui sourit-elle et déverrouilla la porte sans épiloguer.

Ils pénétrèrent dans la cuisine. Maïssa tira une chaise de sous la longue table en verre soufflé et s'y laissa tomber.

- Vas-y. Je t'attends ici.

Elle lui sourit, se retourna et avala la vingtaine d'escaliers. Elle entra dans ce qui avait été sa chambre et tira de sous son lit son grand sac de voyage noir, dans lequel elle jeta quelques vêtements et effets personnels. Un cadre de bois posé sur sa table de nuit les rejoignit bientôt, ainsi que quelques livres et le sachet de bananes séchées qui trônait sur son bureau.

Elle se déshabilla, enfouit ses vêtements sales dans un grand sac qu'elle boucla dans sa valise et chercha dans son armoire les quelques loques dans lesquelles elle pourrait voyager.

Son dévolu se jeta sur un vieux jean noir décoloré autrefois moulant mais détendu aux genoux, une chemise de coton d'un beige grisâtre dans laquelle elle flottait et la vieille paire de kickers en daim beige et rouge qui l'accompagnait partout depuis cinq bonnes années. Elle couvrit le tout d'une longue veste sans coupe, saisit sa valise et ouvrit la porte. Quelque chose lui disait que son frère aurait les moyens de renouveler sa garde robe si le besoin se faisait sentir.

Un miroir longeait le côté droit des escaliers. Elle s'arrêta un instant devant son reflet ; ses cheveux bouclés arrangés en une masse nonchalante étaient retombés en haut de son dos. Son corps un peu trop rond avait été source de tant de moqueries que soutenir sa vue lui était un calvaire ; pourtant, loin étaient les cas d'obésité extrême et morbides dont les émissions télévisées regorgeaient, mettant en scène ces gens immobilisés par leur poids dans un quotidien morne et difficile. Pour une dizaine de kilos à perdre, elle se sentait hors de toute beauté, de toute attirance possible.

Un éclair interrompit ses pensées ; elle avait oublié de visiter la chambre de ses parents. Elle remonta les quelques marches qu'elle avait descendu, fit quelques pas dans le couloir et entra.

La pièce était vaste. Le lit de fer forgé sur lequel reposait solennellement un matelas ferme habillé de soie trônait sur le parquet ciré et régnait sur les quelques meubles vieillis.

Elle ouvrit la commode de sa mère, dans laquelle ne se trouvait au premier abord que sous-vêtements et vieux bibelots divers. elle finit par dénicher dans un fond de tiroir un coffret de noyer vernis gravé d'arabesques enluminées. Le contour intérieur de la serrure était recouvert d'une feuille d'argent, au travers de laquelle on distinguait les nervures d'un bois jeune.

Deux plaques de métal ciselé liées au corps le couvercle bombé, sur lequel était accroché un post-it jaune poussin. Kleïa, indiquait-il. La voici, songea Pauline.

Elle le cala dans sa valise et s'apprêtait à redescendre lorsqu'un éclat métallique attira son regard. Sur la table de nuit de son père était déposait sa montre à goussets d'argent. Elle prit la fine pièce de métal tiède entre ses doigts et la fit tourner; elle devait mesurer quatre centimètre de diamètre, et la légère courbe de l'étui de métal transmettait à ses doigts engourdis la douce pulsation de la trotteuse. Elle hésita un instant ; elle n'avait jamais vu son père la porter ni laisser qui que ce soit y toucher. Il n'en faisait d'ailleurs jamais mention; c'était son trésor, certainement la plus précieuse des choses qu'il n'ait jamais possédées.

Elle finit par passer la fine chaîne d'argent autour de son cou et la cacher sous sa chemise.

Après un dernier regard dans la pièce, elle descendit dans la pièce à vivre. L'air était lourd, respirer était pesant.

Son frère avait quitté la cuisine et se tenait debout face à la haute fenêtre qui surplombait le long canapé de coton d'un magenta terni, lui tournant le dos. Pourtant, elle distinguait son visage dans le reflet translucide que lui offrait la vitre en premier plan du paysage vallonné de la campagne environnante. Il semblait anxieux ; la ligne de ses sourcils avait rompu son tracé nonchalant, brisant son arc gracieux, et donnant à ce visage parfait une allure presque sauvage. Un éclat turquoise émanait de sa silhouette élancée. Il dût également apercevoir son reflet, car il pivota sur ses talons et posa sur elle la glace de son regard abrasif. Son charisme implacable l'accablait d'un point insoutenable. Elle peinait toujours à respirer, et la haine qui fuyait de ces yeux empli de mort perçait tout son corps de ses dents acérées.

Elle cligna des yeux ; son frère lui souriait, l'air inquiet, et s'approchait d'elle en hâte.

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Lorsque Pauline fut partie faire ses valises, Maïssa quitta la cuisine se dirigea vers le petit salon lumineux.

A l'exception d'un plan de travail de bois brun et de quelques pièces de métal, la cuisine était d'un blanc immaculé qui froissait ses pupilles sensibles. Le salon était différent. L'enduis des murs, d'un jaune lumineux aux teintes agréables, projetait sur le carrelage et sur sa peau ambrée des reflets estivaux. La bâtisse lui semblait ancienne. Cinq grosses poutres soutenaient l'étage supérieur, soulagées par un quadrillage de bois fin. Il fut inondé par la lumière du crépuscule lorsqu'il s'approcha de la grande fenêtre de bois. Il ferma les yeux ; avoir été éloigné de sa sœur si longtemps avait finit par taire les expressions primitives de sa douleur. Dix minutes à son côté avaient suffit à ranimer les éclairs qui lacéraient sa chair sitôt qu'ils étaient séparés, même de quelques mètres.

Une bouffée de colère inonda son corps ; pourquoi le moindre éloignement causaient-ils le déclenchement de sa tempête intérieure, tandis qu'une simple manipulation psychique avait suffit à ce qu'elle l'oublie, lui octroyant le droit de vivre lovée dans une famille aimante après avoir déchiré la sienne ? Plus exactement, ils savaient pourquoi. Mais par quelle justice ? Et maintenant qu'elle l'avait touché, il devait maîtriser ce qu'il cherchait à cacher.

Il fulminait ; il s'abandonna bientôt, et l'énergie déborda de son corps affaibli. Bientôt, l'air de la pièce entière semblait le cœur d'un ouragan. Une surpuissance nonchalante brava bientôt la tempête ; il en sentait la présence dans son dos. Comme cette aura lui avait manqué...

Il se retourna. Elle le toisait, l'air à la fois méfiant, bravant la douleur que respirer devait lui causer. Ses poumons avaient perdus l'habitude de ce manque d'oxygène. En si peu de temps ? Cela lui semblait étonnant.

Il sourit ; tout fonctionnait. Il voyait et ressentait les changements qui s'opéraient en elle. Ses yeux s'éclairèrent, son visage mûrit, son instinct s'éveilla ; le tout dans une fraction de seconde.

Alors l'électricité de l'air sembla contrariée ; elle se battait. Ou plutôt, son corps résistait. Elle n'était pas prête. Irrité, Maïssa réfléchit.

Elle n'avait eu le temps de rien remarquer. Alors il absorba d'un coup toute la charge de l'air, à tel point que Kleïa, incapable encore de retenir la sienne, se retrouva affaiblie d'un coup et chancela. Il se détendit ; tout fonctionnait. Il crispa son visage en le masque civilisé qui semblait tant la rassurer et s'approcha d'elle. Lorsqu'elle eut fini de cligner des yeux, il était près d'elle et soutenait son épaule. Elle semblait apaisée.

KleïaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant