Speiranaute [en réécriture]

10.

Je lève le bras vers le ciel.

- À vos marques ?

Les deux adversaires se préparent.

- Prêt ?

Ils décollent légèrement le bassin, optimisant leurs appuis.

- Partez !

Ils foncent en soulevant des volutes de terre. Je me dépêche de glisser la pente jusqu'en bas. Ayden m'accueille avec un grand sourire mesquin.

- Parée ?

Je prends une motte de terre. De l'autre côté, Aleth nous fait signe de la tête. Le bruit de leurs foulées ne se fait pas attendre. Ils arrivent. Concentrés dans leur performance, c'est à peine s'ils nous remarquent.

- Feu !

A peine franchissent-ils la ligne invisible qu'une salve de terre collante s'abat sur eux. Je touche Sorian en pleine tête, et cette dernière dévie à droite sous l'impact, ses cheveux noirs s'agitant dans tous les sens. Je suis fière de ma connerie.

Zeph éclate de rire et esquive de peu les projectiles. Puis une motte de terre destinée à Sorian le touche à la cheville. Un faible moment de surprise qui lui coûte cher.

Aleth le bombarde, le transformant ainsi en sculpture vivante. Ayden en profite pour bondir de nulle part et lui exploser une boule de boue dans la figure.

- Ah ! Non ! C'est de la triche !

S'en suit une suite de jurons. J'éclate de rire, jusqu'à ce que je remarque cette ombre à côté de la mienne.

- Toi... menace mon assaillant.

Je fuis en poussant un cri strident, un Sorian déguelasse sur mes talons.

- Arrête de courir !

Je ris, ce qui me fait dangereusement ralentir. Sa vengeance va être terrible.

Aleth fonce sur lui et le plaque au sol. Les feuilles mortes qui tapissent le sol de la forêt se collent à Sorian, ajoutant au ridicule de son état. Et dire qu'à la base lui et Zeph devaient juste faire une course à cause d'un énième pari débile. Mais nous en avons décidé autrement. Je les plains... mais pas trop.

Aleth a un sursaut, cri et crache. Sorian rit aux larmes.

- Alors ? Ça à quel goût la terre ?

- Quand je t'aurais enterré tu le sauras !

Mon meilleur ami crache une dernière fois et course Sorian. De la boue est jetée de partout. Je monte dans un arbre pour m'abriter, et reprendre mon souffle par la même occasion. D'en haut, j'ai une vision plus étendue. C'est pour ça que je l'aperçois. Penaude. J'en reste stupéfaite.

Je ne sais si je dois appréhender ce qui va suivre ou m'en réjouir.

Jay est de retour.

- Jay !

Cyrria crie de joie et se jette au coup de mon amie, alors que je suis en train de redescendre. Le spectacle est comique, Jay qui était toute propre, se retrouve maculé de gadoue collante. Le reste du groupe se rend compte de sa présence, et j'assiste à un magnifique cessez-le-feu. Excepté Sorian qui m'éclate furtivement une motte de terre derrière le crâne en passant près de moi. Il l'a eu, sa vengeance. Je râle pour la forme, mais c'est de bonne guerre.

- C'est la première fois que l'on me fait un tel accueil ! s'étonne faussement la revenante.

- Tu es réelle ? dit Zeph avant de lui toucher l'épaule avec une prudence excessive.

Sorian lui met une calotte, puis Zeph tente de riposter, le rate, et fini par le poursuivre.

- Ils ne s'arrêtent jamais ?

Ayden et moi haussons les épaules :

- Au bout d'un moment on n'y fait même plus attention.

- Un jour on va devoir les marier ! crie innocemment Aleth.

- On vous entend ! répond l'un des deux dissidents.

- Bon, revenons à toi, fais Cyrria à Jay, tu vas bien ? Pourquoi ce retour inattendu ?

- Ola ! Attendez, à vous entendre on croirait que vous ne m'avez pas vu depuis des années !

- C'est presque ça, fait sérieusement Sorian en revenant.

- Tu nous calculais plus, tu t'étais renfermée... on s'inquiétait ! lui apprend Aleth.

Jay hausse les épaules pour se donner une contenance.

- J'avais besoin d'être seule, de faire le point.

Personne dans notre groupe ne sait pour le grimoire. Et personne ne doit savoir. Au départ s'était juste un moyen de renouer avec notre enfance, Jay et moi, quand nous faisions des chasses au trésor réservée à nous deux et notre imaginaire. Une façon de tromper la peur. Puis nous avons commencé à craindre ce que signifiaient ces pages. Elles cachent un grand secret.

Quelque chose qui nous dépasse.

Quelque chose qui nous intrigue.

Quelque chose qui est convoité.

Une journée banale et calme s'est de nouveau achevée. Mais je n'ai pas sommeil. Tout le monde s'est endormi comme une masse. Comme à mon habitude, je me lève pour faire un tour. J'entends que l'on me suit. C'est Jay.

Nous allons au bord du lac, dans le petit coin où la terre ressemble à du sable, et où personne de notre groupe ne pourrait nous voir ou nous entendre. La discussion que j'attendais d'avoir avec peut enfin commencer :

- Pourquoi ce changement ?

Elle hausse les épaules. Au fil des années, mon amie est devenue de moins en moins loquace-

- J'ai réfléchis, c'est tout.

- Ah.

Cette discussion fut moins longue que je ne le présageais. Un silence lourd et gênant s'installe. A croire que nous n'avons plus rien à se dire. J'aimerais que l'on se reparle comme avant. Comme lorsque tout allait bien. J'ai changé, et les autres aussi. Des personnes que nous étions lorsque que nous nous sommes rencontrés il n'en reste que des miettes, des ombres qui s'effacent sous les autres toujours plus récentes et qui s'entassent. Et cela valait déjà du temps d'avant. Le changement perpétuel et la seule chose qui ne connaît pas de modification. Je suppose que c'est ça, la loi fondatrice de notre monde, la loi qui différencie notre univers des autres si l'on en croit l'une des théories du Grimoire des Mondes.

- Au fait, tu en as fait quoi du Grimoire ?

- Bah, je l'ai caché, comme d'hab' ! Pourquoi tu flippes ?

- Rien, j'étais partie dans mes pensées.

- Tu pars toujours trop loin, Nana. Tout va bien maintenant, alors détends-toi et profite de la vie ! On l'a bien mérité, non ?

- Et c'est toi qui me dis ça ? je lui dit ironiquement.

Elle a un sourire en coin.

- Oui, bon... j'ai abusée, c'est vrai ! Mais je vais prendre de bonnes résolutions désormais ! Après tout, on a la vie devant nous ! Et si ce n'est pas le cas, eh bien il faut profiter du peu que l'on a.

J'agite ma main devant ses yeux.

- Qui êtes-vous ? Jay, tu m'entends ? Tu es possédée ?

Elle me donne une claque sur ma main et rit.

- Ça va ! J'ai compris !

- C'est dingue de penser que c'est la première nuit que tu vas passer sans toucher au Grimoire.

- Ouais, d'ailleurs les effets se ressentent déjà, regarde ! J'ai les mains qui tremblent !

Je ris franchement. Mon amie m'avait manqué.