- Théo -
Avez-vous déjà eu l'impression que les fantômes de votre passé s'accrochent à vous ? Qu'ils jouent avec votre destin pour faire de votre vie un perpétuel recommencement ?
Je suis ici, et pourtant je suis ailleurs.
Le souffle du vent se mêle au souvenir de celui de l'explosion. Le plafond qui s'abat en morceaux sur le couvercle du caisson résonne comme les cailloux qui volaient de toute part. L'immobilité elle, est la même.
Seule la douleur diffère. À celle fusant de mon dos s'est substitué le lancinement aigu de ma tête.
Elle me tourne, ma tête, de plus en plus. Un filet de sang glisse jusqu'à mon cou, mais je ne prends pas la peine d'explorer les bords de la plaie.
Je suis ici, et pourtant je suis ailleurs.
— Théo ? Théo, réponds !
La voix d'Eyvan qui sort de l'oreillette encore fixée à son support est couverte par le bruit des voitures autonomes qui roulent sur l'asphalte trempé.
Je sentirais presque la pluie.
Je suis ici, et pourtant je suis ailleurs.
— Ça ne peut pas arriver ! Pas à mon frère.
— Il y a des accidents dans les usines tous les ans.
— Théo n'était pas dans l'usine ! Il était dehors !
Bruit sourd d'un poing que l'on écrase contre un mur, long chuchotement apaisant que murmure mon père, sanglots.
Mes paupières se font lourdes et se ferment. Je crois voir la silhouette de mon frère qui s'avance vers moi, son sourire rieur, éclatant.
— Théo !
Le monde se fond dans un grand ciel blanc.
***
- Yana -
Noir.
Noir.
Partout, vague nuit, vague charbon. L'obscurité s'infiltre en moi, crève mes yeux, dilate mes poumons.
J'entends la respiration d'un dragon furieux, qui résonne, enfle. Elle est de plus en plus rapide. De plus en plus proche, assourdissante.
— Yana ? Yana, tu m'entends ? C'est Eyvan. Est-ce que ça va ?
La voix rassurante de mon gladiateur sur roues a retenti dans ma tête en me faisant sursauter. Non, pas dans ma tête. Dans mon oreille droite.
— Je t'ai équipée d'une oreillette réglée sur la fréquence radio. Tu peux me parler.
Le dragon se calme.
S'éloigne.
Se tait.
Il n'y a à nouveau plus que mon souffle court.
J'inspire doucement.
— Je... je t'entends. Ça... ça va.
— Bien.
Un sourire soulagé perce dans sa voix et l'angoisse qui me labourait la poitrine s'efface. Je reprends mes esprits. Au contact froid du plastique sous mes doigts, je devine que je suis dans un caisson sécurisé. Mais pourquoi ? Je l'ignore.
Mon cerveau n'a pas enregistré les dernières minutes, saturé comme il l'était par la peur.
Cela m'arrive souvent, lorsque je pars loin, trop loin du réel, dans ce monde dans ma tête.
Eyvan entreprend de m'expliquer les faits. La tempête. La fissure. La base qui menaçait de s'écrouler.
Lorsqu'il se tait, mon cœur se serre et une culpabilité sourde me griffe le ventre avec la hargne d'un chat sauvage. Tiens, le chat sauvage du poème de Théo ! Théo...
— Et Théo ? demandé-je.
Il y a un moment de silence. Un instant de flottement.
— Je ne sais pas Yana. Je... j'ai essayé de le contacter, mais il ne répond pas.
***
- Eyvan -
Elle pousse un cri étranglé.
— Écoute, peut-être que sa radio est défaillante ou qu'il dort, mais il est parti bien avant nous se mettre à l'abri. Je suis sûr qu'il est en sécurité...
Mes mots n'apaisent pas Yana. Des sanglots brutaux sortent de sa gorge.
— C'est de ma faute... Si je n'avais pas fait de crise, j'aurai pu vous aider...
— Ne dis pas n'importe quoi, tu n'y es pour rien, tu ne peux pas contrôler ce genre de chose.
Ses pleurs redoublent.
— Repose-toi, murmuré-je. Quand la situation se sera calmée, on ira voir Théo. Tu es sous le choc.
Je continue à lui chuchoter des paroles d'une voix douce. Ça doit fonctionner, parce qu'elle bascule lentement dans le sommeil.
Mieux vaut la laisser dormir, au moins dans ses rêves, l'angoisse ne peut pas l'atteindre. Vu son état, j'aurais de toute façon eu les plus grandes peines du monde à lui faire part d'un autre problème tout aussi inquiétant : si je n'ai pas de nouvelles de Théo, Oblivano Constructor est tout aussi silencieux.
Je coupe la transmission vers Yana et me mets à rechercher des fréquences radio.
— Gaethan Jorn ou n'importe qui du projet Oblivano Constructor, articulé-je pour la cinquième fois. Une tempête de poussière s'est abattue sur la base. Dégâts matériels importants, non évaluables pour le moment. Possible destruction de la totalité de la base. Agents 1 et 2 en sécurité. Agent 3 injoignable.
Pas de réponse. Je résiste à l'envie de lancer mon message une énième fois. Je dois m'économiser. Si on compte l'air interne au caisson plus la bouteille d'oxygène que chacun de nous a à ses pieds, nous avons de quoi tenir vingt heures en ne gaspillant pas notre souffle.
Vingt heures, c'est un laps de temps suffisant pour que les chargés de la mission déploient une équipe de secours. Ils ont remarqué qu'ils ne captaient plus rien. Ils ont aussi reçu les dernières images où je hurle notre retraite vers les caissons.
Alors pourquoi ai-je l'impression que ça ne suffira pas ?
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Oblivano
Science FictionLe monde se divise à présent en deux catégories : les Utiles bien portants qui vivent dans des villes ultra technologiques, et ceux qu'on a fini par nommer les « Inutiles ». Handicapés ou malades dans une société où la concurrence est rude et la per...