16. Sirènes hurlantes

344 72 22
                                    

- Yana -

Je me suis coupé les cheveux. Cela fait trois jours maintenant, mais je ne m'habitue pas. Mes yeux me paraissent trop grands, ma mâchoire trop saillante.

Il le fallait pourtant. La PNC rôde dans la ville. Elle patrouille dans les quartiers, défonce les portes. Nos portraits - des photos prises par Oblivano Constructor à notre départ de l'Institut Rive deux ans plus tôt —, circulent. Heureusement, nous avons changé depuis notre arrivée dans la jungle.

— Mais ça ne suffira pas, m'a dit Valn. Tu dois continuer à travailler au bar : ton absence ne te rendra que plus visible, les gens se sont habitués à toi. Cela dit, tu dois te couper les cheveux. Ils sont trop blonds, trop reconnaissables.

Dans le silence de l'établissement clos pour la nuit, il m'a tendu une paire de ciseaux. Je ne sais pas où j'ai trouvé la force de refermer les lames sur la première mèche. C'est peut-être idiot, mais avant de découvrir mon étiquette d'Inutile, les gens me complimentent souvent sur mes cheveux sont beaux. Ma mère me disait que c'était ceux d'une princesse, figure archaïque de nos jours, mais qui nourrit tellement de fantasmes. Cette vieille femme qui venait me garder quand j'étais plus petite m'assurait que j'allais faire tourner la tête de tous les garçons.

Même Théo, alors que ses doigts lui obéissaient difficilement quelques semaines après son accident, y a plongé la main. C'est comme une armure, une façade de beauté. Et soudain, les gens réalisent mon trouble, et elle ne sert plus à rien. Sauf quand on s'appelle Théo, Eyvan, ou Lisa, Alexandre, Manon...

— Oh, petite, les commandes ne vont pas se servir toutes seules.

Je m'arrache à la contemplation de mon reflet dans le comptoir chromé du bar.

—Pardon Valn. J'étais ailleurs.

Il pousse vers moi un plateau chargé.

— Table quatre.

Je jette un coup d'œil vers le groupe d'adolescents assis qu'il m'indique. Coupes de cheveux ostentatoires, tatouages, vêtements moulants taillés dans des tissus hors de prix. Leurs rires emplissent toute la salle.

La crème de la jeunesse dorée de Novcita. J'ai intérêt à les servir vite. Plateau en équilibre sur une main, je pose rapidement les consommations sur leur table en tâchant d'être invisible.

Je m'apprête à m'éclipser quand un bruit de verre brisé retentit. En voulant embrasser le garçon à côté d'elle, une des filles du groupe a donné un coup de coude dans une coupe qui a valsé de la table.

Elle glousse stupidement de sa bêtise, attrape la nuque de son petit ami et colle fougueusement sa bouche contre la sienne.

Sans se soucier le moins du monde du verre brisé.

Les autres poursuivent leurs conversations comme si de rien n'était.

Je ne sais pas pourquoi, mais je reste plantée là, à dévisager tout ce beau monde pour lequel je n'existe pas, attendant une excuse, un sourire contrit peut-être. Mais rien.

Lorsqu'une bonne demie-minute plus tard, le couple se détache, c'est pour me jeter un regard surpris.

— Tu nettoies pas ? Tu vois pas qu'on a autre chose à faire que de te dicter ton travail ?

Seule une bouillie de mots sort de mes lèvres. Le garçon pousse un soupir exaspéré.

— Allez, remue-toi !

Il a presque crié. Je sens le rouge me monter aux joues et tourne les talons.

Derrière le bar, Valn nettoie consciemment des verres.

— Valn, je... il y a...

Mes mains tremblent. La sécheresse du ton du garçon, la sensation de mon inexistence, tout cela m'a fait perdre mes moyens.

— Je sais. L'aspirateur est derrière la porte.

—Tu... Tu ne peux pas t'en occuper ?

Il arrête son geste pour lever les yeux vers moi.

— C'est ton travail.

— Ils me font peur, soufflé-je d'une toute petite voix.

— Ce ne sont qu'une bande gamins décérébrés. Ils jouent avec toi, mais ils ne se risqueront pas à te faire quoi que ce soit. Ignore-les.

À moitié rassurée, je retourne vers eux avec l'aspirateur dans la main. De la taille de mon avant-bras, il est parfaitement silencieux, de quoi me faire oublier. Hélas, le groupe ne me quitte pas des yeux.

Ils me dévisagent même avec une attention certaine alors que je dois me pencher pour récupérer les débris. Je baisse la tête pour qu'ils ne puissent pas mémoriser mon visage. Du coin de l'œil, je vois un sourire goguenard étirer les lèvres du copain de la fille à l'origine du verre brisé.

Je comprends soudain ce que Valn a chercher à dire, quand il m'a expliqué que les gens qui venaient ici voulaient s'offrir le luxe d'avoir quelqu'un pour les servir. Ils souhaitent avoir la sensation que je suis là pour eux. Ils espèrent obtenir un fugace instant la possibilité d'avoir du pouvoir sur un être humain.

Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Se transforme en un pic glacial fiché dans ma nuque lorsque, après avoir achevé de nettoyer, je rencontre le regard méprisant d'une des filles.

Ma honte se mue en colère. Avant d'exploser, je retourne derrière le bar.

— Comment peux-tu cautionner ça ? Pire, le motiver ?

Je lis dans les yeux de Valn qu'il sait très bien ce qui se cache derrière le « ça ». Il a vu l'humiliation que je viens de subir. Il n'a rien dit. Rien fait.

— C'est la vie, ici, répond-il seulement. Les fortunés se font servir par les autres, ceux qui sont déjà bien contents d'avoir un appartement et de la bouffe dans notre putain de monde surpeuplé.

Je serre les poings.

J'entends la voix d'Eyvan dans ma tête. J'imagine très bien ce qu'il dirait à ma place. « Alors votre vie, c'est vraiment de la merde ». Mais moi, je sais que ce n'est pas la faute de Valn. Qu'il a choisi la meilleure option parmi toutes celles qui s'offraient à lui, à eux, puisqu'il l'a fait pour Alwena.

— Désolé, miss. J'aurais préféré qu'ils te laissent tranquilles, crois-moi.

Je respire un grand coup et souris pour lui signifier que je ne lui en veux pas. Il me tapote la joue et se retourne pour attraper une bouteille derrière lui.

Une sirène hurlante suspend son geste. Mon sang se glace et l'incident du verre brisé n'a alors plus aucune importance lorsqu'à l'extérieur, une voix amplifiée jaillit d'un haut-parleur :

— Police du Nouveau Continent. Ceci est un contrôle de routine. Les clients du Vaisseau-Rêves sont priés de quitter l'établissement. Le personnel reste à l'intérieur.

Le message se répète. Un à un, en râlant, les jeunes sortent du bar.

Pétrifiés, ni Valn ni moi ne réagissons.

Dans un sursaut de conscience, il a juste le temps de verrouiller la porte qui s'ouvre sur le couloir de l'appartement, avant que la PNC ne s'engouffre dans le bar.

OblivanoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant