Charles héritier et propriétaire

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Charles s’éveilla de bonne heure ; il eut de la peine à quitter son excellent lit, mais il voulait aller savoir des nouvelles de la malade avant de mener Juliette à la messe ; il était cinq heures ; il n’avait pas de temps à perdre. Il sauta donc à bas de son lit, courut à la cuisine pour faire ses ablutions, se lava de la tête aux pieds dans un baquet d’eau bien fraîche, se peigna, se brossa, revêtit ses habits usés, percés et sans couleur définie, et sortit au moment où Marianne entrait pour faire le feu et apprêter le déjeuner.
marianne.
Déjà prêt, Charlot ? Et où vas-tu donc si matin ?
charles.
Je vais savoir des nouvelles de ma cousine et donner à Betty une heure et demie de repos ; il est près de six heures, je serai de retour à sept et demie.
marianne.
Va, va, mon ami ; c’est très bien. Reviens exactement à l’heure dite ; sans exactitude, un ménage marche tout de travers ; il faut qu’un peu avant huit heures nous ayons déjeuné, et que je sois prête à partir pour t’acheter un lit, des vêtements, du linge, tout ce qui te manque, enfin ; et, après, j’irai en journée chez M. le juge.
charles.
Je serai exact, à moins qu’on ne me retienne prisonnier, ce que je ne pense pas. »
Charles courut chez Mme Mac’Miche, qu’il trouva dans un état de plus en plus alarmant. La nuit avait été affreuse ; elle avait repoussé le curé une partie de la nuit, le prenant pour un des voleurs de son trésor. Mais à force de douceur, de charité, d’exhortations affectueuses et paternelles, le curé était parvenu à s’en faire écouter ; il obtint même une confession, quoique incomplète, car elle l’interrompit plusieurs fois pour crier : « Je ne veux pas parler des cinquante mille francs de Charles ; on me les reprendrait ». Depuis, elle avait paru plus calme mais quand le curé, harassé de fatigue, se retira pour prendre deux ou trois heures de repos, elle fut reprise de son agitation, qui alla toujours en augmentant jusqu’à l’arrivée de Charles. La pauvre Betty était exténuée ; Donald dormait et ronflait dans un fauteuil, après avoir veillé toute la nuit. Charles promit à Betty de lui chercher et de lui envoyer une femme pour la remplacer, et il prit son allure ordinaire pour avertir Marianne de ce qui se passait.
marianne.
C’est moi qui irai remplacer Betty ; elle va manger un morceau, sa coucher et dormir jusqu’au soir ; et moi, après avoir fait mes emplettes, je passerai la journée là-bas au lieu d’aller chez le juge de paix. Va le prévenir, Charlot ; dis-lui pourquoi je n’y vais pas aujourd’hui. Je te confie ma pauvre Juliette ; soigne-la, et vois à faire le dîner et le souper de ton mieux pour nous tous, car il faut bien que nous donnions à manger à Betty et au garde-malade qu’elle s’est choisi pour adjoint.
charles.
Mais vous, Marianne, vous n’allez pas rester toute la journée chez ma cousine ? Quelle fatigue pour vous ! Et quel spectacle que cette pauvre femme mourante qui ne songe qu’à son or !
marianne.
Tu m’enverras quelqu’un pour me relayer à l’heure du dîner ; le soir, Betty reprendra son poste près de la malade, et moi le mien près de Juliette. »
Charles fit la commission de Marianne au juge, qui le reçut très amicalement et qui promit d’envoyer sa bonne deux ou trois fois dans la journée pour laisser à Marianne la liberté de prendre ses repas et de faire son ménage.
Ils prirent tous leur café au retour de Charles, et chacun s’en alla à ses affaires ; Marianne libéra Betty, et lui fit prendre son déjeuner, ainsi qu’à Donald qui n’était éveillé et qui engloutit une terrine pleine de café au lait avec une livre de pain qu’il y mit tromper. Betty se coucha, Donald alla faire un somme dans la salle, et Marianne resta seule près de la malade, qui s’était calmée.
Le calme continua et donna à Marianne le temps de ranger la chambre, de laver ce qui était sale, de tout essuyer, nettoyer. La cousine Mac’Miche dormait toujours.
« C’est une crise favorable, pensa Marianne ; en s’éveillant, elle aura repris toute sa connaissance. »
Charles avait conduit Juliette à la messe ; puis, au lieu de se promener, ils étaient rentres chez eux pour faire le ménage.
« Marianne pourra se reposer bien à son aise quand elle reviendra, car elle n’aura plus rien à faire », dit Juliette.
Charles fut surpris de voir la part que prenait Juliette à ce travail qui semblait impossible pour une aveugle. Pendant que Charles balayait, elle lavait et essuyait la vaisselle, la replaçait dans le dressoir, nettoyait le fourneau. Ils allèrent ensuite faire les lits, balayer et essuyer partout. Ils reçurent la literie et les effets qu’avait achetés Marianne, et ils mirent tout en place ; Charles essaya de suite ses vêtements neufs : ils lui allaient à merveille et lui causèrent une joie que partagea Juliette. Quand tout fut terminé, Juliette prit son tricot, Charles prit un livre et lut tout haut : c’était un livre instructif et amusant, intitulé Instructions familières ou Lectures du soir.
charles, après avoir lu quelque temps.
Quel bon et intéressant livre ! Je suis content de le lire. Et quelles histoires amusantes on y raconte ! Tout le monde devrait avoir ce livre-là ! Quand j’aurai de l’argent, je l’achèterai, bien sûr. Est-ce qu’il coûte cher ?
juliette.
Mais oui ! Cher pour nous qui ne sommes pas riches. Les deux volumes, qui sont très gros, il est vrai, coûtent cinq francs.
charles.
Quel dommage ! C’est trop cher ! Je n’ai pas le sou.
juliette.
Mais quand tu auras ta fortune, tu pourras l’acheter.
charles.
Dis-moi, Juliette, comment la cousine Mac’Miche a-t-elle fait pour être si riche ?
juliette.
Je ne sais pas ; elle aura toujours amassé en se privant de tout.
charles.
Mais à quoi lui servait son argent puisqu’elle se privait de tout ?
juliette.
À rien du tout ; il ne lui a jamais procuré la moindre douceur.
charles.
Comme c’est drôle, de se faire riche pour vivre comme si l’on était pauvre ! Dis donc, Juliette, si elle meurt, que fera-t-on de son argent ?
juliette.
Je ne sais pas du tout ; j’espère qu’on le donnera aux pauvres.
charles.
Ce sera bien fait, car je ne l’ai jamais vue donner un sou à un pauvre. »
L’heure du déjeuner approchait, Charles tint conseil avec Juliette, et ils décidèrent qu’on mangerait une omelette à la graisse, et une salade à la grosse crème. Charles alla acheter ce qu’il fallait, ralluma le feu, et, aidé de Juliette qui cassa et battit les œufs, il fit une omelette très passable pendant que Juliette assaisonnait et retournait la salade que Charles avait cueillie toute fraîche dans le jardin, et qu’il avait lavée et apprêtée.
Marianne rentra exactement pour dîner.
« La cousine Mac’Miche ne va pas bien, dit-elle en entrant ; elle n’a pas bougé depuis que je suis entrée, voici bientôt cinq heures ; Betty dort toujours, je n’ai pas voulu la déranger, mais j’ai secoué et réveillé Donald pour lui faire prendre ma place près de la cousine, avec ordre de venir me chercher aussitôt qu’elle serait éveillée.
— Tu as très bien fait ; et nous n’avons pas perdu notre temps, Charles et moi. Regarde, Marianne, si le ménage est bien fait, si tout est en ordre.
— Bien ! très bien ! dit Marianne en regardant de tous côtés. C’est Charles qui a fait tout cela ?
charles.
Avec Juliette qui m’a aidé et qui me disait ce qu’il fallait faire. »
Charles entendit avec grand plaisir les éloges de Marianne et le rapport très favorable de Juliette. Il proposa à Marianne de la remplacer pour une heure ou deux près de la cousine, d’autant plus que Donald et Betty viendraient dîner pendant qu’il serait là-bas. Marianne y consentit, et Charles, qui s’était un peu dépêché pour dîner, partit, laissant ses cousines encore à table.
Quand il entra chez Mme Mac’Miche, il se crut dans le château de la Belle au boit dormant. Betty dormait, Donald s’était rendormi, la malade dormait si profondément qu’aucun bruit ne put la réveiller.
« Il faut pourtant lui faire prendre de la tisane ou quelque chose, n’importe quoi ; elle dort la bouche entr’ouverte ; elle doit avoir la gorge desséchée. »
Charles remua une chaise, poussa un fauteuil, recula la table, fit tomber un livre ; elle dormait toujours. Surpris de ce long et si profond sommeil, il s’approcha d’elle, lui prit la main, et la rejeta vivement en poussant un léger cri : cette main était glacée. Il écouta sa respiration, et il n’entendit rien ; inquiet et alarmé, il appela Donald ; mais Donald ne l’entendait pas et dormait toujours. Le pauvre Charles, de plus en plus effrayé, courut chez le curé pour lui communiquer ses craintes, et lui demander de venir donner à sa cousine une dernière absolution et bénédiction s’il en était temps encore. Le curé se hâta d’accompagner Charles jusqu’auprès du lit de la morte (car elle était réellement morte), l’examina quelques instants, s’agenouilla et dit à Charles :
« Mon enfant, prie pour le repos de l’âme de ta malheureuse cousine elle n’est plus ! »
Charles pria près du curé et avec lui, et réfléchit avec chagrin à l’existence égoïste et à la mort déplorable de cette malheureuse femme que l’amour de l’or avait tuée. « Si jamais, pensa-t-il, le bon Dieu m’envoie une fortune semblable à la sienne, je tâcherai de l’employer plus charitablement et d’en faire profiter les autres. »
Le curé envoya Charles éveiller Betty et prévenir Marianne ; il se chargea de terminer le trop long sommeil de Donald par quelques secousses vigoureuses, et alla lui-même avertir le juge de paix, afin qu’il prît les mesures légales nécessaires.
Le juge alla avec le curé et avec M. Blackday, pour voir les papiers et mettre les scellés sur la caisse. Ils commencèrent par visiter les tiroirs et les armoires, dans l’espérance d’y trouver un testament mais ils n’en trouvèrent pas, et ils ouvrirent la caisse qui contenait le trésor. Ils constatèrent la possession de deux cent et quelques mille francs, et ils trouvèrent un papier écrit de la main de Mme Mac’Miche. Le juge l’ouvrit et lut ce qui suit :
« Pour obéir au vœu exprimé par mon cousin Mac’Lance, je laisse à son fils Charles Mac’Lance tout ce que je possède, à la condition que je serai tutrice de l’enfant après la mort du son père, que j’aurai entre les mains la somme de cinquante mille francs à lui appartenant, et que le revenu de cet argent sera dépensé par moi comme je le jugerai à propos, pour son éducation et ses besoins personnels, jusqu’à sa majorité.
« Céleste, veuve Mac’Miche.
« À Dunstanwell, 1740, 12 juillet. »
Avec ce papier se trouvait une feuille contenant la volonté exprimée par M. Mac’Lance, que Charles fût remis à sa cousine Mme Mac’Miche, qu’il désignait comme tutrice de l’enfant. Il l’autorisait à employer à cette éducation la rente des cinquante mille francs qu’il déposait entre les mains de la tutrice de son fils, pour être remis à Charles à sa majorité.
« C’est bien en règle, dit le juge ! Tout est à Charles.
m. blackday.
Je m’étonne qu’elle n’ait pas brûlé ce papier qui assure les droits de Charles aux cinquante mille francs.
le juge.
Elle l’aura gardé pour constater en cas de besoin qu’elle était tutrice de Charles par la volonté du père, et qu’elle avait le droit de conserver le revenu de cette somme jusqu’à la majorité de Charles. Nous allons compter ce que la caisse contient en dehors des deux cent mille francs. »
Après avoir tout regardé et compté, le juge trouva deux cent quinze mille quatre cents francs.
Il ferma la caisse, retira la clef.
« Je la prends, dit-il, jusqu’à ce que Marianne soit nommée tutrice de Charles ; alors ce sera elle qui aura la garde de tout. »
Le juge, M. Blackday et le curé sortirent, laissant Betty, avec deux ou trois amies que l’événement avait attirées, procéder aux derniers soins à rendre au corps de Mme Mac’Miche ; personne ne l’aimait et personne ne la regretta. Charles, qui avait le plus souffert de sa méchanceté et de son avarice, fut le seul qui pleura à son enterrement. Les circonstances de cette mort presque révoltante l’impressionnèrent au point de modérer pendant quelque temps le caractère impétueux et plein de vivacité et de gaieté qui avait tant contribué à aigrir Mme Mac’Miche.
Lorsque le curé, le juge et M. Blackday annoncèrent à Charles qu’il était seul héritier des deux cent mille francs de la défunte, ces messieurs ne purent retenir un sourire devant la stupéfaction profonde qu’exprimait la physionomie de l’héritier.
« Et les pauvres ? fut le premier mot de Charles.
le juge.
Les pauvres n’auront que ce que tu voudras
bien leur donner ; tout est à toi.
charles.
Monsieur le juge, donnez, je vous prie, à M. le curé, pour les pauvres, ce que vous pourrez donner.
le juge.
Ni toi ni moi, nous ne pouvons rien donner, Charles ; mais quand Marianne sera ta tutrice, elle fera ce qu’elle voudra.
charles.
Bon ! Marianne voudra bien faire comme je veux.
marianne.
Ce n’est pas bien sûr, mon ami cela dépendra de ce que tu demanderas.
charles.
Bien ! je veux que vous soyez tout à fait à votre aise. Et toi, ma bonne, ma chère Juliette, tu seras soignée comme une princesse ; tu ne seras plus jamais seule.
juliette.
Oh moi, je ne demande pas à changer ; je me trouve très heureuse avec toi et ma chère Marianne ; je ne veux être soignée que par vous. »
Le juge, le curé et M. Blackday s’en allèrent, et Charles put causer librement avec ses cousines de ses nouvelles richesses et de leur emploi.
« D’abord, dit Charles, je vais vous dire ce que je voudrais. Que vous donniez aux pauvres tout ce qui dépasse deux cent mille francs. Puis, que vous donniez au curé pour arranger notre pauvre église cinq mille francs ; puis, qu’il ait tous les ans trois mille francs pour les pauvres. Puis, que nous ayons Betty chez nous puis, que nous arrangions un peu la maison ; puis, que je puisse prendre de M. le curé des leçons de tout ce que je voudrais savoir et que je ne sais pas ; puis, que vous m’achetiez les Instructions familières et quelques bons et amusants livres comme celui-là ; puis…
juliette.
Assez, assez, Charles ; tu en demandes trop.
charles.
Non, pas trop, car ma plus grosse demande n’est pas encore dite, mais je la dirai plus tard.
juliette.
Ah ! tu as déjà des mystères de propriétaire. Est-ce que tu ne me les feras pas connaître ?
charles.
Non, pas même à toi. Mais, Juliette, sais-tu que je rougis de l’éducation que j’ai reçue jusqu’ici ? je ne suis bon à rien ; je ne sais rien. Si Marianne voulait bien me laisser aller à l’école, on y travaille de huit heures du matin à onze heures, puis d’une heure à quatre en m’appliquant, j’apprendrais bien des choses dans ces six heures de travail.
juliette.
Tu as parfaitement raison, mon ami ; bien des fois j’ai gémi de ton ignorance et de l’impossibilité où tu étais d’en sortir. La cousine Mac’Miche te faisait lire haut des histoires ; elle te dictait quelques lettres par-ci par-là ; ce n’est pas une
éducation. Parles-en à ma sœur ; elle te dira ce qu’il y aura à faire pour en savoir assez, mais pas trop. »

Un Bon Petit DiableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant