CHARLES MAJEUR ; ON LUI PROPOSE DES FEMMES ; IL N'EN VEUT AUCUNE

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La ferme prospéra entre les mains de Donald ; elle devint une des plus belles et la mieux cultivée du pays. Donald ne négligeait aucune portion de terrain ; tout était travaillé, fumé, soigné, et tout rapportait dix fois plus que lorsque Charles l’avait achetée. De sorte que quand Charles eut atteint sa majorité, c’est-à-dire vingt et un ans, Marianne et Donald lui remirent des comptes qui constataient que la ferme rapportait dix mille francs par an. Charles avait encore, en sus de la ferme et grâce aux économies qu’avaient faites pour lui ses amis, deux cent soixante mille francs en rentes sur l’État.
Au lieu de se réjouir de ses richesses, Charles en fut consterné.
« Que ferai-je de tout cela, Juliette ? dit-il avec tristesse. Qu’ai-je besoin de plus que de ma ferme ? Juliette, toi qui as toujours été pour moi une amie si éclairée, toi qui es arrivée si péniblement à me corriger de mes plus grands défauts, dis-moi, que dois-je faire ? que me conseilles-tu de faire ? Comment me débarrasser de tout ce superflu ?
JULIETTE.
Ce sera bien facile, mon ami. Prends le temps de bien placer ton argent ; mais fais d’avance la part des pauvres.
CHARLES.
Et la part de Dieu, Juliette ! Nous allons prendre nos arrangements avec M. le curé pour faire des réparations urgentes à notre pauvre église, pour établir des sœurs afin d’avoir une école et un hôpital. Et dès demain tu m’aideras à secourir, non pas, comme jusqu’ici, pauvrement et imparfaitement, les pauvres de notre paroisse, mais bien complètement, en leur donnant et leur assurant des moyens de travail et d’existence. »
Les premiers mois de la majorité de Charles se passèrent ainsi qu’il l’annonçait ; mais sa première signature fut pour faire don à Donald et à Betty d’une somme de vingt mille francs, qu’ils placèrent très avantageusement. Quand il eut terminé ses générosités, Juliette lui demanda à qui il réservait les cent mille francs qui restaient.
« Je te le dirai dans quelque temps, à l’anniversaire du bienheureux jour où le bon Dieu m’a placé sous la tutelle de notre excellente Marianne
et près de toi, pour ne plus te quitter.
JULIETTE.
Ce jour est resté le plus heureux de ma vie, mon bon Charles. Et quand je pense que depuis huit ans tu ne t’es pas relâché un seul jour, une seule heure, de tes soins affectueux pour la pauvre aveugle, mon cœur en éprouve une telle reconnaissance, que je souffre de ne pouvoir te la témoigner.
CHARLES.
En fait de reconnaissance, c’est bien moi qui suis le plus endetté, mon amie. Tu m’as réformé, tu m’as changé ; tu as fait de moi un homme passable, au lieu d’un vrai diable que j’étais. »
Et ils repassèrent dans leurs souvenirs les différents événements de l’enfance et de la jeunesse de Charles ; ces souvenirs provoquaient souvent des rires interminables, souvent aussi de l’attendrissement et de la satisfaction.
« Et maintenant, dit Juliette, que nous avons fait une revue générale du passé, parlons un peu de ton avenir. Sais-tu que Marianne a une idée pour toi ?
CHARLES.
Laquelle ? Une idée sur quoi ?
JULIETTE.
Sur ton mariage.
CHARLES.
Mais quelle rage avez-vous de me marier ?… Et avec qui veux-tu me marier ?
JULIETTE.
Ce n’est pas moi, Charles ; c’est Marianne. Tu connais bien la fille du juge de paix ? C’est à elle que Marianne voudrait te marier. Te plaît-elle ?
CHARLES.
Ma foi, je n’y ai jamais pensé ; et je ne sais pas ce que j’en penserais si j’y pensais.
JULIETTE.
Mais, enfin, comment la trouves-tu ?
CHARLES.
Jolie, mais coquette ; elle s’occupe trop de sa toilette ; elle porte des cages, des jupes empesées ; je n’épouserai jamais une femme qui porte des cages et des jupes de cinq mètres de tour !
JULIETTE.
Tout le monde en porte ! elle fait comme les autres.
CHARLES.
Est-ce que tu en portes, toi ? Pourquoi ? parce que tu es raisonnable. Et je ne veux pas d’une femme folle.
JULIETTE.
Et la sœur du maître d’école ? Qu’en dis-tu ?
CHARLES.
Je dis qu’elle est méchante avec les enfants, et que les gens méchants pour les enfants le sont pour tout le monde, et sont lâches par-dessus le marché. C’est abuser lâchement de sa force que de maltraiter un enfant.
JULIETTE.
Et la nièce du curé ?
CHARLES.
Elle est criarde et piaillarde ! Elle crie après la bonne, après les pauvres, après M. le curé lui-même c’est un enfer qu’une femme grondeuse.
JULIETTE.
Mon Dieu, que tu es difficile, Charles !
CHARLES.
Mais pourquoi aussi veux-tu me marier quand je n’en ai nulle envie ?
JULIETTE, avec tristesse.
Ce n’est pas moi qui pousse à te marier, Charles. Moi, je n’y ai aucun intérêt. Bien au contraire.
CHARLES.
Pourquoi bien au contraire ? Quelle est ta pensée, Juliette ?… Parle, Juliette ; ne suis-je plus ton ami d’enfance, le confident de tes pensées ?
JULIETTE.
Eh bien, mon ami, je te dirai bien en confidence que c’est Marianne qui m’a demandé, sachant la confiance que tu as en mes conseils, de t’engager à te marier et à ne pas trop attendre, parce que… Oh ! Charles, je n’ose pas te le dire ; tu seras fâché.
CHARLES.
Moi, fâché contre toi, Juliette ? M’as-tu jamais vu fâché contre toi ? Crois-tu que je puisse me fâcher contre toi ? Parle sans crainte, chère Juliette ; ne me cache rien, ne me dissimule rien.
JULIETTE.
C’est que Marianne voudrait se marier.
CHARLES, très surpris.
Marianne ? Se marier ? À trente-deux ans ? Ah !
ah ! ah ! Ce n’est pas possible. Mais avec qui donc ?
JULIETTE.
Avec le juge de paix. Il y a longtemps qu’il la demande et qu’elle voudrait devenir sa femme. Tu as bien vu comme il vient souvent ici depuis trois ou quatre ans ! Il paraît qu’il la presse beaucoup de se décider, et qu’elle lui a promis de l’épouser dès que tu serais marié, parce qu’il n’est pas convenable, dit-elle, que je reste avec toi sans elle, et que je ne veux pas te quitter pour aller demeurer chez Marianne avec la fille du juge.
CHARLES.
Et si je me mariais, tu resterais avec moi, Juliette ? »
Juliette garda le silence. Charles lui prit la main.
« Resterais-tu, Juliette ? répéta-t-il affectueusement.
— Non, dit-elle avec effort.
CHARLES, avec agitation.
Et tu ferais bien, car ce serait trop dur pour toi ; ce serait impossible ! Et c’est toi, bonne et douce Juliette, qui serais sacrifiée ! Que Marianne se marie si elle veut, qu’elle fasse cette folie, moi je ne me marierai pas et je ne te quitterai pas. Je vivrai près de toi et je mourrai près de toi et avec toi, te bénissant et t’aimant jusqu’au dernier jour de ma vie. Et je ne serai jamais ingrat envers toi, Juliette ; je ne t’abandonnerai jamais ; et je mettrai tout mon bonheur à te soigner, à te promener, à te rendre la vie aussi douce que possible, comme je le faisais au temps de mon enfance, et comme je le fais avec bien plus de bonheur depuis que je suis homme et que je comprends mieux tout ce que je te dois.
JULIETTE.
Oh Charles ! mon ami que tu es bon et dévoué !
CHARLES.
Qu’aurais-tu fait si je m’étais marié ?
JULIETTE.
Je me serais retirée dans un couvent, et j’espère que j’y serais morte bientôt.
CHARLES.
Pauvre Juliette ! Pauvre amie ! Quelle récompense de ta bonté ! »
Charles se promena avec agitation dans la chambre. Il parlait haut sans s’en douter.
« C’est incroyable !… disait-il. Je ne l’aurais jamais deviné !… Elle est folle !… À trente-deux ans !… Et un homme de quarante-cinq !… Ils sont fous tous les deux !… Et cette pauvre petite !… C’est mal !… Très mal !… Et ils croient que je la laisserai là !… seule ! à souffrir, à pleurer !… Jamais !… Je vivrai pour elle comme elle vit pour moi !… Si elle y voyait ! Mon Dieu, si elle y voyait ! »
Son agitation se calma tout doucement.
« Juliette, dit-il, viens promener ; viens respirer dans les champs ; on étouffe ici. »
Ils sortirent. Charles mettait plus de soin que jamais à lui faire éviter les pierres, les ornières ; il semblait comprendre qu’il était dans l’avenir son seul appui, son seul ami. Juliette avait sans doute la même pensée, car elle mettait plus
d’abandon dans ses allures, dans ses paroles ; elle ne retenait plus sa pensée, qu’elle déroula tout entière quand Charles lui reparla de ce qu’elle venait de lui apprendre, et de ses propres impressions sur le projet de sa sœur et sur ceux présumés de Charles. Elle lui avoua que depuis longtemps elle songeait avec terreur au jour où elle le verrait lié par le mariage à un autre devoir et à une autre affection.
« Ce n’est pas de l’égoïsme, Charles, je t’assure ; c’est un sentiment naturel devant la perte d’un bonheur dont j’apprécie toute la valeur et que rien ne peut remplacer. »
Charles fut moins confiant, il lui parla peu de ses pensées intimes ; mais en revanche il lui témoigna une affection plus vive et lui promit encore une fois de ne jamais l’abandonner.
« Ce n’est pas un sacrifice, Juliette, je t’assure ; c’est un sentiment d’instinct naturel pour mon propre bonheur. »
Et Charles disait vrai. Profondément reconnaissant de la métamorphose que Juliette avait opérée en lui par sa douceur, sa patience, sa piété, sa constance, sa vive affection, il s’était promis et il avait promis à Dieu de se dévouer à elle comme elle s’était dévouée à lui. Il vit avec un redoublement de reconnaissance la tendresse toujours croissante que lui portait Juliette ; il comprit qu’elle ne pouvait être heureuse qu’avec lui et par lui ; il comprit que s’il introduisait une femme dans leur intérieur, ce serait leur malheur à tous : Juliette, qui souffrirait toujours de ne plus venir qu’en second dans son affection ; sa femme, qui craindrait toujours que Juliette ne reprît sa place au premier rang ; lui-même, enfin, qui verrait sans cesse les objets de sa tendresse souffrir par lui et à cause de lui. Il jura donc de ne jamais se marier, de toujours garder Juliette chez lui, et, si quelque événement extraordinaire, comme le mariage de Marianne, rendait cette position impossible, de faire de Juliette sa femme, à moins qu’elle n’y voulût pas consentir et qu’elle ne préférât rester près de lui comme son amie, sa sœur.
Les semaines, les mois se passèrent ainsi ; Marianne attendait avec patience et ne se lassait pas d’offrir des femmes à Charles, qui les rejetait toutes ; il avait vingt-trois ans, Marianne en avait trente-quatre, Juliette en avait vingt-cinq. Enfin, un jour, Marianne entra triomphante dans la salle où étaient Charles et Juliette.
« Charles, cette fois j’ai à te proposer une jeune fille que tu ne refuseras pas, j’espère, car elle a tout ce que tu peux désirer dans une femme.
— Et qui est cette merveille ? demanda Charles en souriant.
MARIANNE.
C’est la fille de l’architecte qui est venu s’établir ici pour bâtir l’usine de M. Castel-Oie. Elle est bonne, douce, jolie, charmante. Ils doivent venir ici ce soir ; tu verras par toi-même.
CHARLES.
Je ne demande pas mieux, Marianne. Seulement vous savez que je ne me marierai pas à première vue.
MARIANNE.
Je le sais bien ; on te donnera une quinzaine pour la bien connaître et la juger. Ils vont arriver bientôt. Ne vas-tu pas mettre ton habit pour les recevoir ?
CHARLES.
Pour quoi faire ? Je ne mets mon habit que le dimanche pour donner le bras à Juliette qui est en grande toilette. Le reste du temps, je suis toujours en veste ou en blouse.
MARIANNE.
Comme tu voudras, mon ami ; c’était pour toi ce que j’en disais. »
Et Marianne sortit.
CHARLES.
Ne te tourmente pas, Juliette. Tu sais ce que je t’ai dit, ce que je t’ai promis.
JULIETTE.
Je le sais et je ne me tourmente pas. Mais, Charles, si elle te plaît, si tu crois pouvoir être heureux avec elle, dis-le-moi tout de suite. N’est-ce pas ? Me le promets-tu ?
CHARLES.
Je te le jure, dit Charles en lui baisant les mains ; mais, je te le répète : sois tranquille, je ne l’aimerai pas. »
Une heure après, l’architecte, M. Turnip, arriva accompagné de sa fille. Charles alla au-devant d’eux.
« C’est sans doute ma cousine Marianne que vous désirez voir, Monsieur ? lui dit-il ; je vais la prévenir ; en attendant, voici notre chère aveugle qui va faire connaissance avec vous et avec Mademoiselle votre fille. »
Charles approcha des chaises près de Juliette et alla chercher Marianne, qui s’empressa d’arriver.
Juliette et Lucy Turnip eurent bientôt fait connaissance ; Charles s’assit près d’elles et causa avec beaucoup de gaieté et d’esprit ; il faisait un temps magnifique ; Charles proposa une promenade, qui fut acceptée.
Marianne allait prendre le bras de Juliette, lorsque Charles, s’approchant, s’en empara et dit en riant :
« Vous voulez m’enlever mes vieilles fonctions, Marianne ; je ne les cède à personne, vous savez.
MARIANNE.
Je pensais que tu donnerais le bras à Mlle Lucy.
CHARLES.
Je regrette beaucoup de ne pouvoir faire comme vous le dites, Marianne ; mais, tant que j’aurai le bonheur d’avoir Juliette avec moi, je la promènerai, je la soignerai comme par le passé. J’espère, Mademoiselle Lucy, ajouta-t-il en se tournant vers elle, que vous ne m’en voudrez pas ; si vous connaissiez Juliette, si vous saviez tout ce que je lui dois, tout ce qu’elle a fait et continue à faire encore pour mon bien, vous trouveriez bon et naturel qu’elle passât pour moi avant tout le monde. »
Lucy ne répondit pas et parut embarrassée ; elle se mit près de Juliette, qui fut bonne et aimable comme toujours. Elle craignait que Lucy ne fût blessée de ce manque d’empressement de Charles à son égard ; elle cherchait d’autant mieux à le faire oublier. Charles fut très poli, mais il ne chercha pas à dissimuler que sa première pensée et sa constante préoccupation étaient pour Juliette.

Un Bon Petit DiableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant