À la fin de la journée, les élèves regrettèrent de ne pouvoir, le lendemain, prolonger leur nuit comme la précédente.
« Soyez tranquilles, dit Charles, vous dormirez demain comme aujourd’hui.
— Comment feras-tu ?
— Vous verrez, dit Charles ; en attendant, dormez. »
On avait déjà confiance dans le génie inventif de Charles ; personne ne l’interrogea.
Quand tout le monde fut endormi, il se leva, ouvrit la fenêtre, fixa la corde à un crochet qui se trouvait dans le mur, à un pied au-dessus de la cloche, referma la fenêtre, se recoucha et dormit jusqu’à ce qu’un petit bruit qui se fit sous la fenêtre l’éveilla, il passa la tête à la croisée, vit le sourd qui sonnait tant qu’il pouvait sans amener aucun son ; attendit comme la veille que le sonneur fut rentré, et décrocha la corde.
Cinq heures, six heures ! et, comme la veille, silence général !
« C’est singulier ! se dit le sourd. Comme hier ! Personne ne bouge ! Qu’est-ce qui leur arrive donc ? Et c’est à moi que s’en prend le maître ! Comme si j’étais fautif de ce qu’ils sont un tas de paresseux… Ma foi, aujourd’hui je ne monte pas, quand ils dormiraient jusqu’à midi ! tant pis pour eux ! et si on veut me faire payer une nouvelle amende, je me fâche et je m’en vais. C’est qu’ils seraient bien embarrassés sans moi ! Je leur suis commode… et pas cher, ma foi ! »
Le sonneur sourd fut tiré de ses réflexions par un grand coup de poing dans le dos ; il se retourna brusquement : c’était M. Old Nick qui annonçait ainsi une nouvelle explosion de colère. Le sonneur ne lui donna pas le temps de s’exprimer ; il cria lui-même contre les maîtres, les élèves, les frères Old Nick, contre tout l’établissement, menaça de s’en aller, de les dénoncer au juge de paix, et termina ce flux de paroles que rien ne put arrêter, en exigeant qu’on lui rendît ses deux francs de la veille, sans quoi il s’en irait de suite et ruinerait la maison, racontant ce qui s’y passait et qu’on y frayait avec les fées.
Old Nick jeta au vent un flot d’injures des plus éloquentes, mais le sonneur ne pouvait en apprécier la valeur puisqu’il n’en avait rien entendu ; et finalement Old Nick fut obligé de céder, de tirer deux francs de sa poche et de les mettre dans la main du sourd. Celui-ci se radoucit et fit valoir sa délicatesse de ne réclamer aucune indemnité pour l’accusation injuste dont il avait été l’objet.
Pourtant on avait fini par s’éveiller au son de la cloche sonnée par M. Old Nick en personne ; comme la veille, la surprise et la satisfaction furent grandes ; on parla beaucoup de l’homme noir et de ses tours ; Charles en réservait encore un pour le dîner. Il s’était assuré de l’heure à laquelle le sourd allait à la cave chercher le breuvage. Ce breuvage était un affreux mélange de cidre frelaté, coupé de neuf dixièmes d’eau ; il demanda une permission de cabinet, se cacha dans un renfoncement noir à l’entrée de la cave, attendit le passage du sonneur sourd, le suivit hardiment, mais de loin ; et quand le breuvage coula à pleins bords dans le pot, Charles s’élança sur le sonneur, et du même bond le jeta par terre, éteignit la chandelle et renversa le pot. Le sourd cria de toute la force de ses poumons ; Charles se cacha dans son coin noir ; un camarade du sonneur arriva, portant aussi une chandelle ; Charles profita du moment où il se baissait et tâchait de savoir ce qui était advenu de son camarade, pour sauter sur lui comme sur le sonneur, éteindre la chandelle, et lui souffler à l’oreille : L’homme noir ! Le camarade poussa des cris plus perçants encore que ceux du sourd ; M. Old Nick arriva lui-même pour savoir d’où provenait ce tapage. Et lui comme les autres fut renversé, roulé, plongé dans l’obscurité et dans la boue de la boisson. Et lui aussi joignit ses cris à ceux de ses domestiques.
Aussitôt l’expédition terminée, Charles avait prestement fermé la porte, tiré la clef, qu’il lança par-dessus les toits, et s’était dépêché de rentrer à l’étude, pour y reprendre sa place et son travail.
L’heure du souper était passée ; personne ne sonnait ; dans les études, à la cuisine, on s’étonnait, on s’impatientait ; enfin, mistress Old Nick, inquiète de ne pas entendre la cloche et de ne pas voir son mari, appela, chercha et entendit du bruit venant de la cave ; elle se dirigea de ce côté et entendit en effet un bruit formidable ; les trois prisonniers appelaient, criaient, battaient la porte, des poings et des pieds ; mistress Old Nick joignit ses cris à ceux de son mari et de ses compagnons d’infortune ; elle appela M. Old Nick junior, Betty, les maîtres, les élèves ; tous accoururent, et ce fut alors un vacarme épouvantable les maîtres donnaient leur avis, les prisonniers demandaient leur délivrance, mistress Old Nick et Betty déploraient cette inconcevable aventure ; les élèves accusaient les fées, l’homme noir, et les invoquaient tour à tour. Après une demi-heure de vociférations, Charles eut l’heureuse et intelligente pensée de faire ouvrir la porte par un serrurier ; Old Nick junior courut en chercher un, et l’amena non sans difficulté, car il était tard ; la journée de travail était finie. Le serrurier eut beaucoup de peine à ouvrir ; la serrure était solide et il fallut la faire sauter ; enfin la porte céda, et les prisonniers revirent la lumière ; elle ne leur fut pas favorable ; ils étaient inondés de boisson jaunâtre, couverts de la boue dans laquelle ils s’étaient roulés ; elle s’était formée par le liquide qui coulait toujours et qui détrempait la terre de la cave. Mistress Old Nick se jeta dans les bras de son mari, qui se jeta dans ceux de Betty, qui se jeta dans ceux de Old Nick junior, mais avec une telle expansion de joie que le frère Old Nick trébucha et roula sur l’escalier de la cave les cris recommencèrent, mais moins aigus, moins assourdissants ; les élèves n’y étaient plus. On les retrouva plus tard au réfectoire, où ils attendaient leur souper. Tout le monde avait si faim, que M. Old Nick remit au lendemain l’enquête sur l’événement. Betty servit les enfants, qui mangèrent à peine, tant la triste position de M. Old Nick, du sonneur et de son camarade les avait péniblement impressionnés, dirent-ils.
Quand les victimes de Charles furent essuyées, lavées, changées de vêtements, elles vinrent se mettre à table.
Les maîtres mouraient de faim ; Betty s’empressa de servir la soupe.
« Pouah ! que votre soupe est mauvaise, Betty dit Old Nick. C’est de l’eau et du sel.
BETTY.
C’est Madame qui l’a faite, monsieur.
— Allez nous chercher le plat de viande », dit Old Nick avec humeur.
Le plat de viande fut apporté.
« Horreur ! s’écria-t-il. C’est affreux ! des nerfs à la chandelle !
BETTY.
Ah ! je vois ! Madame se sera sans doute trompée elle aura versé dans les plats de ces Messieurs le ragoût des enfants.
OLD NICK.
Va voir ça ! C’est détestable ! Je meurs de faim ! »
Betty revint d’un air consterné.
« Il n’y a plus rien, Monsieur ; Madame dit que c’est bien le plat des maîtres qu’elle a servi. »
M. Old Nick n’osa pas se laisser aller à sa colère ; sa femme avait fait le dîner ; c’était elle qui avait versé dans le plat. Il ne disait rien. Betty s’écria :
« C’est l’homme noir, Monsieur ; bien sûr, c’est l’homme noir !
OLD NICK.
Tais-toi ! Ne m’ennuie pas de tes sornettes ! L’homme noir a bon dos. Je finirai bien par découvrir cet affreux homme noir. »
Betty riait sous cape ; elle savait bien où avait passé le dîner des maîtres. Il était dans les estomacs des enfants. Profitant des cris poussés à la porte de la cave, Betty avait donné à Charles ses instructions ; il les avait mises à profit ; les enfants s’étaient éclipsés sans bruit, et l’avaient suivi à la cuisine abandonnée ; ils prirent, d’après les indications de Betty, la soupe, la viande, les légumes des maîtres, et mangèrent tout avec délices ; ensuite Charles versa dans les casseroles vidées la soupe, la viande, les légumes destinés aux enfants, et remit le tout au feu comme l’avait laissé Mme Old Nick. Ils allèrent au réfectoire après avoir fini leur repas, et ils y étaient installés depuis peu d’instants quand les maîtres firent leur entrée. Personne ne devina le tour ; et pourtant Old Nick avait des soupçons ; trop de choses merveilleuses se passaient depuis quelques jours dans sa maison ; il ne croyait que vaguement aux fées et à l’homme noir, et il résolut de surveiller plus que jamais les démarches des enfants, surtout celles de Charles, qu’il soupçonnait plus particulièrement. Les surveillants partageaient la méfiance de Old Nick, de sorte qu’à tout hasard ils donnaient à Charles, pour le plus léger manquement, des coups de fouet, des coups de pied, des coups de poing qui le mettaient hors de lui et l’excitaient à la vengeance.
« Nous voici déjà à lundi, pensa Charles eu s’éveillant le lendemain à six heures. Aujourd’hui M. Old Nick doit faire une enquête sur les événements ; personne des camarades ne me trahira ; je suis maître de la position, et demain, mardi, je me ferai renvoyer de cette affreuse maison. »
Ce matin encore, la cloche n’avait pas sonné ; Charles avait cette fois détaché la cloche elle-même. Quand il fut éveillé à quatre heures et demie par le petit bruit accoutumé, il voulut, comme les jours précédents, remettre la cloche ; mais, au moment où il approchait de la fenêtre, il aperçut M. Old Nick qui s’était embusqué au pied du mur pour prendre le malfaiteur ; il rentra bien vite la tête, referma sans bruit la fenêtre et se trouva possesseur de la cloche.
« Qu’en ferai-je ? pensa-t-il. La cacher dans ma paillasse est impossible ; on la trouverait de suite ; elle est trop grosse… Ah ! une idée ! »
Charles prit la cloche, la porta dans un cabinet attenant au dortoir et l’y laissa. Tranquille de ce côté, il se recoucha et se rendormit.
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Un Bon Petit Diable
Klasikler"D'après la Comtesse de Ségur" Mme Mac'Miche a deux bonheurs au monde :compter son or, et battre le malheureux orphelin dont elle a la garde. Face à cette mégère, le jeune Charles n'a trouvé qu'un moyen de survivre : inventer les mauvais tours et...