CHACUN EST CASÉ SELON SES MÉRITES

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Effectivement, le lendemain à neuf heures, Marianne et son mari arrivaient chez Charles et Juliette au moment où ces derniers rentraient de la messe et commençaient leur déjeuner. Marianne courut embrasser Juliette, qui la serra tendrement dans ses bras.
JULIETTE.
Tu sais tout maintenant, Marianne. Tu comprends l’obstination de Charles à ne pas vouloir se marier, et la mienne de ne pas vouloir m’en séparer. Charles craignait ton opposition, et moi, je songeais si peu à la possibilité de me marier et d’être la femme de Charles, que je n’avais d’autre pensée que de rester près de lui, n’importe à quelles conditions.
MARIANNE.
Je comprends et j’approuve, tout, ma bonne Juliette. Quel dommage que Charles ne m’en ait pas parlé plus tôt !
CHARLES.
J’étais si jeune, Marianne, que vous m’auriez traité de fou ; c’est à peine si ces jours derniers j’ai osé m’en ouvrir à Juliette.
MARIANNE.
À mon tour à demander : À quand la noce ?
CHARLES.
Le plus tôt sera le mieux. Si Monsieur le juge veut bien tout arranger, nous pourrons être mariés dans huit ou dix jours.
LE JUGE.
C’est arrangé de ce matin, Charles. Et dans huit jours tu peux te marier, à moins que Juliette ne dise non.
JULIETTE.
Ce ne sera pas de moi que viendra l’opposition, mon frère.
LE JUGE.
À la bonne heure, ma petite Juliette ; tu m’appelles ton frère, toi. 11 faut que je t’embrasse pour bien constater ma fraternité. »
Le juge embrassa sa petite sœur à plusieurs reprises.
CHARLES.
Voulez-vous prendre votre café avec nous ?… Je ne sais comment vous appeler, moi ! Ce n’est pas la peine de vous baptiser de cousin, puisque dans huit jours vous serez mon frère . Comment voulez-vous
que je dise ?
LE JUGE.
Dis mon frère tout de suite, parbleu ! Je le suis de cœur depuis longtemps, et je vais l’être dans huit jours de par la loi. »
Charles serra la main de son frère futur et alla chercher à la cuisine un supplément de café, de lait et de pain. Ils déjeunèrent tous gaiement, car tous étaient heureux.
Quand il fut dix heures, le juge et sa femme embrassèrent les jeunes futurs et retournèrent chez eux. Le juge attendait M. Turnip, qui lui avait demandé la veille une audience pour le lendemain à dix heures et demie.
« Que diantre a-t-il à me dire ? dit-il à Marianne. Je lui ai nettement signifié de ne plus compter sur Charles ; il ne va pas me le redemander, je suppose.
MARIANNE.
Non, c’est sans doute pour quelque travail aux frais des habitants.
LE JUGE.
Je n’en connais aucun ; il ne s’en fait pas sans que je le sache et que je l’ordonne. »
Quoi qu’il en fût, M. Turnip arriva. Quand il se trouva en face du juge, il parut si embarrassé, si gêné, que le juge, fort surpris d’abord, le prit en pitié.
« Qu’y a-t-il, mon bon monsieur Turnip ? Vous ferais-je peur par hasard ?
M. TURNIP.
C’est que j’ai à vous faire une demande si singulière,
que je ne sais comment m’y prendre.
LE JUGE.
Allons, courage ! Dites vite, c’est le meilleur moyen.
M. TURNIP, avec résolution .
Eh bien, voilà ! Charles plaît à ma fille ; Mlle Juliette lui fait peur. Ma fille a demandé qu’on séparât Juliette de Charles ; ce dernier n’a pas voulu, et je comprends ; on ne savait où la mettre convenablement. Je viens trancher la difficulté ; je vous la demande en mariage, et je vous promets de la rendre heureuse ; de cette façon, Lucy n’en sera plus jalouse, et Charles aura toute sa liberté. »
Le juge avait écouté avec une surprise toujours croissante. Quand M. Turnip eut fini son discours, le juge ne put retenir un éclat de rire qui déconcerta plus encore le père dévoué.
LE JUGE, souriant .
Mon cher Monsieur, votre moyen n’est pas praticable, par la raison que Juliette est fiancée et doit se marier dans neuf jours.
M. TURNIP.
Parfait parfait ! Tout est arrangé alors ! Du moment que Juliette disparaît, ma fille consent.
LE JUGE.
Très bien ! Mais il y a une autre difficulté : c’est que Charles aussi va se marier dans neuf jours, et qu’il épouse tout juste Juliette. »
Ce fut au tour de M. Turnip d’être ébahi. Troublé, ému, honteux, il balbutia quelques excuses et sortit. Son entrevue avec sa fille dut être fort orageuse, à en juger par les éclats de voix qui se firent entendre jusque dans la rue. Mais, quelques jours après, le bruit se répandit que Mlle Lucy Turnip épousait M. Old Nick junior, fondateur d’un nouveau système d’enseignement, et nouvellement établi dans le pays. Son extérieur élégant avait enlevé le cœur de Mlle Lucy : il se donnait pour un homme riche, vivant de ses rentes. Mlle Lucy déclara à son père qu’étant majeure et maîtresse de disposer de sa main, elle choisissait pour époux M. Old Nick junior. Le père lutta, disputa, raisonna, supplia ; rien n’y fit. Lucy Turnip devint Lucy Old Nick quinze jours après que Juliette Daikins fut devenue Juliette Mac’Lance. On découvrit qu’Old Nick n’avait aucune fortune ; le père Tu Turnip prit le jeune couple chez lui, et Old Nick fut employé à faire des plans et à surveiller les travaux de son beau-père. Un jour il rencontra Charles ; celui-ci le reconnut de suite et s’approcha de lui.
« Eh bien, Monsieur Old Nick, qu’avez-vous fait de votre vieux frère et du sonneur sourd ? lui demanda-t-il.
OLD NICK, effrayé.
Qui êtes-vous, Monsieur ? De grâce, ne me perdez pas, ne me parlez pas de ce triste passé.
CHARLES.
Je suis Charles Mac’Lance, le même qui vous a fait enrager pendant quelques jours dans Fairys’ Hall.
OLD NICK.
Monsieur, je vous en supplie…
CHARLES.
Soyez donc tranquille ; je ne suis pas méchant. Je ne vous trahirai pas. »
Et Charles lui tourna le dos.
Avant le grand événement du mariage de Mlle Lucy Turnip, femme Old Nick, eut lieu celui de Charles. C’était lui qui avait tout préparé, tout arrangé pour cet heureux jour. Juliette ne pouvait l’aider que de ses conseils ; malgré ce surcroît d’occupations, Charles trouva le temps de mener Juliette à la messe et à la promenade avec sa régularité accoutumée, et de ne rien changer aux habitudes de Juliette. La veille de leur mariage ils firent leurs dévotions ensemble, comme toujours, puis ils arrangèrent la chambre de Juliette, qui resta la même, mais que Charles orna de meubles et de rideaux frais. Marianne n’occupant plus la chambre près de celle de Juliette, Charles s’y transporta pour être plus à sa portée si elle avait besoin de quelque chose.
Cette journée se passa paisiblement. Le lendemain, le mariage devait avoir lieu à neuf heures, comme pour Marianne, et les témoins seuls y devaient assister. Charles voulut que Donald lui servît de témoin avec M. Blackday, ce qui combla de joie et d’honneur Betty et Donald lui-même ; le juge et le médecin furent les témoins de Juliette ; Marianne arriva de bonne heure pour faire la toilette de la mariée. Le temps était superbe ; la messe et la cérémonie furent terminées à dix heures. Charles prit le bras de sa femme, et chacun rentra chez soi. Seulement, Marianne, son mari et les témoins devaient revenir dîner à la ferme. Betty se distingua ; le repas fut excellent quoique modeste. L’après-midi se passa joyeusement ; on s’amusa à appeler Juliette madame, et, pour la distinguer de sa sœur, on appela Marianne la vieille madame. Le soir, après la promenade, Charles et Juliette reconduisirent chez eux M. le juge de paix et Mme la juge de paix, et rentrèrent à la ferme en faisant un détour par les champs. Betty servit un petit souper plus soigné que de coutume, et lorsque Betty et Donald eurent terminé leur repas, eurent pris leur tasse de café et leur petit verre de whisky à la santé des mariés, Charles et Juliette rentrèrent dans leur calme accoutumé.
Excepté cette journée d’extra, rien ne fut changé à leur utile et heureuse vie ; seulement, Juliette s’occupa à former une jeune servante qui devait remplacer Marianne dans les soins du ménage ; Betty se mit à la tête de la ferme. Donald dirigeait les affaires extérieures, et Betty exerçait sa juridiction sur la basse-cour, la lingerie, la cuisine et généralement sur tout ce qui concerne l’intérieur. Tout marcha le mieux du monde comme par le passé ; la ferme prospéra de plus en plus ; Charles l’augmenta par l’acquisition de quelques pièces de terre, prairies et bois touchant aux siens. Juliette ne regretta jamais d’avoir confié à Charles le soin de son bonheur ; il ne se relâcha pas un instant de ses soins les plus dévoués, de ses attentions les plus aimables. Juliette resta douce, aimante et charmante, comme au jour de son mariage ; seulement, le bonheur dont elle jouissait lui donna plus de gaieté, de vivacité, d’entrain. Elle fut quelques années sans avoir d’enfant ; enfin elle eut un garçon, et deux ans après une fille ; ces enfants font le bonheur de leurs parents ; la fille s’appelle Mary, et elle est tout le portrait de sa mère ; Charles l’aime passionnément. Édouard ou Ned, le garçon, est l’image vivante du père ; Juliette l’idolâtre. Betty continue à ne pas avoir d’enfant. Marianne en a déjà quatre, trois garçons et une fille. La fille du juge a épousé un brave garçon des environs ; M. Turnip, pour se consoler du mariage de sa fille, qui mettait de la gêne dans sa maison à cause des dépenses de M. Old Nick, a demandé et obtenu la main et la bourse d’une vieille grosse veuve de cinquante ans : elle a dix-huit mille francs de revenu et elle fait enrager du matin au soir Lucy Old Nick et M. Old Nick. M. Turnip reçoit les premières bordées des fureurs de la grosse Mme Turnip ; et quand il a le bonheur d’y échapper, il tombe dans les pièges de sa fille Lucy, et il subit de ce côté des scènes dont il ne se tire qu’avec des concessions d’argent, et qui achèvent de lui enlever le peu de bon sens qui lui reste. Mme Turnip ne tarde pas à s’apercevoir des brèches faites à sa bourse, et reprend en sous-main l’infortuné Turnip, qui finit toujours par recevoir une raclée de son épouse. Charles lui offrit un jour en riant sa vieille recette des visières du cousin Mac’Miche, mais le malheureux Turnip n’osa pas s’en servir, de crainte d’irriter sa femme. Dans le ménage Old Nick, le règne de la femme est fini et celui de Old Nick commence, car c’est le mari qui gronde et c’est la femme qui se soumet. Il reste à informer mes jeunes lecteurs que les enfants qui habitaient la maison de M. Old Nick ont été rendus à leurs parents peu de jours après la sortie de Charles ; le juge, ayant appris le régime cruel auquel étaient soumis ces enfants, en donna connaissance à l’attorney général. Une enquête fut ordonnée et eut pour résultat de faire fermer Fairy’s Hall, de mettre en jugement MM. Old Nick et leurs complices, leurs surveillants et le fouetteur en chef. Trois furent condamnés au tread-mill, Old Nick y resta deux ans, et les autres en eurent pour six mois. En sortant de là, Old Nick junior se lança dans des entreprises de demi-filouteries qui lui réussirent. Le hasard le ramena dans la petite ville de N. où il était à peine connu, n’ayant pas quitté Fairy’s Hall pendant le peu de mois qu’il y avait demeuré ; sa figure avantageuse plut à Mlle Lucy Turnip, et nous savons le bonheur qui en résulta pour les intéressés. Les jeunes époux se querellent encore et se querelleront toujours. Donald et Betty achèvent leur heureuse carrière chez l’heureux Charles et l’heureuse Juliette. Marianne jouit d’un bonheur calme mais assuré ; ses enfants sont beaux et bons ; les visites à la ferme de tante Juliette et d’oncle Charles sont les moments les plus heureux de leur vie à peine commencée ; le petit Édouard et la petite Mary reçoivent leurs cousins et cousines avec des cris de joie ; on court atteler ou seller les ânes, on se mêle aux travaux des champs ; Charles y travaille avec la même ardeur que Donald et sa bande nombreuse d’ouvriers ; Juliette s’assoit à l’ombre d’un arbre ; elle entend les rires et devine les jeux des enfants ; elle a le sentiment intime du bonheur de Charles, et jamais elle ne s’attriste de ne pas voir ceux qu’elle aime tant ; elle trouve que de les entendre, de les sentir autour d’elle est une bien grande joie dont elle remercie sans cesse le bon Dieu. Tous les matins, tous les soirs, Charles joint ses actions de grâces à celles de sa femme, qu’il chérit de plus en plus. De sorte que nous terminons l’histoire du Bon petit diable en faisant observer combien la bonté, la piété et la douceur sont des moyens puissants pour corriger les défauts qui semblent être les plus incorrigibles. La sévérité rend malheureux et méchant. La bonté attire, adoucit et corrige. Nous ajouterons que Minet vit encore, et qu’il affectionne particulièrement son ancien tourmenteur Charles.

Un Bon Petit DiableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant