Chapitre 2 : L'Henyët

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« KIM NALYÄJH ! »

Kim ouvrit grand les yeux. Elle ne vit que la pénombre puis son regard s'habitua à l'obscurité et elle se rappela soudain ce qu'elle faisait là. Elle était dans sa chambre, chez elle, et la voix tonitruante qu'elle venait d'entendre était celle de son père. Il lui semblait que ce n'était pas la première fois qu'il l'appelait. Elle se rappela alors qu'une nouvelle semaine du calendrier solaire de Nouklyën commençait aujourd'hui. Le Lyëlos illuminait déjà sa chambre. Elle allait être en retard si elle ne se dépêchait pas de descendre de sa couche et de s'employer à ses taches matinales comme chaque jour de la semaine depuis qu'elle avait trois lunes.

Elle s'assit finalement dans son lit en soupirant. Elle n'avait aucune envie d'aller à son école étudier dans des domaines qui ne l'intéressaient pas pour devenir quelqu'un qu'elle ne voulait pas être. Depuis qu'elle était née, le royaume de Toowaïyeff lui avait fourni une éducation censée lui inculquer des valeurs honorables tels que l'humanisme, l'altruisme et autres qualités louables. Cependant, en grandissant, Kim s'était petit à petit rendue compte qu'elle ne correspondait pas à ça. Selon la logique de Toowaïyeff, on ne naissait pas bon, on le devenait. Mais lorsque l'on n'est vraiment pas bon, on ne le devient pas. C'est ce que pensait Kim. À chaque seconde de sa vie, elle se demandait ce qu'elle faisait là, dans un royaume de paix trop beau pour elle.

Alors qu'elle se rendait dans le salon pour prendre son petit déjeuner, ses parents vinrent tour à tour l'embrasser et lui souhaiter une bonne journée avant de partir accomplir leur dur labeur afin d'œuvrer au bien de la société, tout sourire, main dans la main, comme si la vie ne pouvait pas être plus belle. D'une certaine manière, Kim les enviait. Elle aurait voulu gouter à ce bonheur aussi, mais ce n'était pas en s'acharnant à œuvrer pour le bien de la population qu'elle serait heureuse. Elle avait besoin de quelque chose d'autre. Et elle cherchait toujours quoi.

Kim ouvrit le journal local à côté de son bol de gruau, fade comme toujours, et remarqua sans surprise, et comme d'habitude, qu'aucune nouvelle du monde extérieur ne filtrerait. Un peu de pluie dans l'après-midi. Les autres articles, sans intérêt, chantaient les louanges du roi Forakäm ou parlaient des exploits de ses habitants. Toujours aucun avis de décès en conséquence d'un meurtre, aucune petite querelle à condamner, aucun criminel en fuite. Rien. Ce royaume avait le don être ennuyeux.

Tout va bien dans le meilleur des mondes, songea ironiquement Kim. Ayant fini de manger, elle se dirigea alors lentement vers la croisée. Elle ne pourrait pas retirer à son royaume le fait que c'était le plus beau de Nouklyën. Le printemps était déjà bien avancé et les montagnes, après avoir été blanches de neige durant tout l'hiver puis dénudées de feuilles, revêtaient maintenant le beau manteau vert clair du mois de Yan, celui des feuilles. Les fleurs avaient explosé partout, autant dans les arbres que dans les jardins de ses voisins et les jardinières du village où Kim habitait. Au loin, elle pouvait apercevoir son lac dont les eaux d'ordinaire bleu sombre, avaient décidé d'être turquoise aujourd'hui, la lumière du soleil de printemps se reflétant à sa surface en des milliers de petits diamants. Kim pouvait sentir la douceur de l'air rien qu'en voyant les branches bouger insensiblement. Ce royaume respirait la paix. N'importe quel habitant de Nouklyën aurait voulu y vivre ou même y mourir, sachant très bien qu'il n'en avait pas le droit, et elle qui y était née ne s'y plaisait pas ? Elle aurait voulu que ce soit le cas, être heureuse rien qu'à la pensée de servir l'humanité, mais elle n'y pouvait rien. Elle ne s'épanouissait pas en ces lieux.

Elle avait la désagréable impression ces derniers jours que le désespoir la saisissait peu à peu. Elle y était habituée, ce n'était pas la première fois que ses émotions faisaient des montagnes russes, mais à chaque fois que la mélancolie revenait, c'était plus douloureux que la fois précédente. Elle était déchirée en deux, entre l'envie d'être normale et l'envie de s'assumer telle qu'elle était et de tout abandonner. C'était comme s'il y avait quelque chose en elle qui voulait sortir de ce royaume, la forcer à changer de vie. Car elle savait très bien que si elle partait de Toowaïyeff, elle ne pourrait jamais y revenir.

La Tulipe NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant