La zone nord

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Des airs de jazz s'élevaient de la zone nord. On entendait des airs de gospel en fond, venant de l'église de notre quartier et le mélange des notes estompées était des plus beau. Mais pour l'instant, de notre côté, la joie s'évaporait lentement et s'absentait le temps d'une heure. Mais on restait soudés et on attendait. On attendait notre heure de gloire et de sourires. En cette heure creuse, ma mère, mes frères et soeurs et moi patientons dans la cuisine. Mon père, absent depuis deux ans, était mort au combat. Une unique photo de lui demeure accrochée dans les irrégularités des murs, pour se souvenir sans en souffrir comme le répétait maman. On était donc dans la cuisine, à faire cuire -essayer serait plus juste- des pommes de terres, qui mijotait depuis déjà deux heures. Mais la mauvaise isolation de la maison -les baraques dans lesquelles on subsistait compliquait le quotidien- rendait cette tâche banale dirait certains à la limite de l'impossible. On attendait donc, assis sur quatre tabourets de bois, vivant dans notre misère comme les médias l'appelait. Nous on appelait plutôt ça un malheureux hasard, plus poétique voyez vous. Un de mes frères commença à frapper sur le bord de la commode, créant un rythme et on se mit à chanter des chansons traditionnelles du pays de ma mère, où même les chants guerriers de papa pour oublier le futur repas (ou future indigestion) et passer le temps. On n'avait aucune richesse, même rien commenteraient les défaitistes, mais on était pas assez malheureux pour en crever, on était pas suicidaires comme les gens des pays développés. Nos sourires demeuraient au travers des épreuves et on se relevait de toutes nos chutes qui auraient pu sembler fatales pour l'extérieur.

"-Venez, on sort se balader. Ce n'est pas en regardant cette marmite que ces foutues patates cuiront plus vite, dit maman, lassée d'être dans cette petite cuisine, qu'on peine tout de même à appeler comme ça.
-J'ai pas envie de sortir maman, j'ai faim."

Ah, mon petit frère, le plus jeune de la famille. Un peu incompréhensif de la situation et tellement pénible parfois. Mais bon, on lui pardonne.

"-J'aurais l'air drôle si je disais au monde qu'on a perdu deux heures de notre vie à regarder une marmite en priant pour que ça cuise plus vite.
-C'est vrai que les robots qu'ils ont les riches ça leur cause moins de souci."

On rigola tous, et jetant un dernier regard à la grosse marmite occupant la moitié de la place, on sortit. J'adore le midi, car le quartier est toujours animé. Mimi -personne ne connaît son vrai prénom et faute de mieux on l'appelle tous comme ça- vendait les carottes de son potager. J'ai jamais su pourquoi elle vendait uniquement de ces légumes oranges, pour décorer les plats disait-elle, affirmait-elle. Mais maintenant son tabouret bleu, elle dans sa grande robe jaune virant sur le orange et ses carottes faisaient parties du paysage. Et la voir ici chaque midi, comme à son habitude me faisait toujours sourire, me rassurait peut être aussi.
Un peu plus haut dans la rue, Roger, qui était le seul cordonnier du quartier, s'affairait sur le pas de sa porte. Il travaillait toujours sous le ciel, plafond de la Terre d'après lui.
On continua notre balade, saluant des gens de tous les côtés. Un vent frais filait dans l'artère principale. Une petite demi-heure après avoir abandonné nos patates on reprit le chemin de la maison, tous les quatre, bras dessus bras dessous, sauf mon petit frère sur le dos de maman.
Puis la cloche de l'église sonna, et Milan, un sonneur de bonheur comme on disait, sortit de sa petite maison, sa radio en main. Il lança la musique avec un cri de joie et une dizaine de secondes après, la moitié du quartier arrivait déjà, nous y compris, tous aussi pressés les uns que les autres. Non pas impatients comme les gens de la ville, seulement impatients de danser avec le bonheur. La musique nous envahit. Les rythmes prononcés des tambours nous dirigeaient, les voix mélodieuses des chanteurs nous faisaient sourire. La ville dansait, Harlem s'éveillait. Et la joie, bien trop souvent enfouie pour certains, explosait en ce moment si entraînant. Les rires s'élevaient haut dans le ciel et rien n'aurait pu nous gâcher ce moment, nous enlever nos danses ensoleillées.
Oui, on avait rien ici, mais au fond, malgré la saleté du bidonville, malgré la marmite qui ne cuisait pas, malgré l'absence des robots cuiseurs on était heureux. Simplement.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 03, 2017 ⏰

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