Partie 1 - Une nouveauté familière

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Les cliquetis du moteur devenaient de plus en plus difficiles à supporter. J'avais peur que le vieux Ford Country Squire de maman ne rende l'âme définitivement. La vieille mécanique avait déjà enfumé le capot à deux reprises depuis notre départ de San Francisco. Et je me voyais mal décrasser le moteur encore une fois dans ces étroites routes de montagne que nous arpentions à présent.

Cela faisait des heures que nous roulions à peine à cinquante miles à l'heure. Quitter San Francisco, mon lycée, mes amies et ma vie avait déjà été une grande épreuve. Mais faire la route du déménagement dans cette épave de collection, assise sur la banquette arrière avec mon petit frère affalé sur mes genoux, entassée avec toutes nos affaires qui me labouraient le dos, mes nerfs n'étaient pas loin de lâcher.

Nana, la mère de maman, vivait dans une petite bourgade d'à peine cinq mille habitants au fin fond du Montana. La décision d'aller vivre chez elle semblait la plus logique lorsque Nana fit une mauvaise chute et se fractura la hanche quinze jours plus tôt. « Être proche de sa famille dans les moments difficiles est une chose raisonnable et respectable. » Me répétai-je sans cesse pour essayer de m'en convaincre. Malheureusement, nous ne quittions pas le soleil de Californie seulement pour aider Nana dans sa convalescence...

Je ne voulais pas brouiller du noir maintenant. Je réservais ça pour l'heure du coucher, là où personne ne me verrai pleurer. Je mis mes écouteurs dans le oreilles et lançai une playlist folk acoustique enregistrée dans mon téléphone. Je tournai la tête vers la vitre.

La forêt recouvrait les montagnes comme une épaisse couverture. Une nappe verte et épineuse qui semblait ne jamais s'arrêter. Mon souffle forma un halo de buée sur la vitre. L'air était beaucoup plus frais qu'à San Francisco en ce mois de Mai. Avec le bout de mon index, je dessinai les trois lettres de mon surnom : Lou. J'effaçai immédiatement mon gribouillage et vis quelque chose. Au loin, au milieu de tout ces arbres, un sapin plus haut que les autres s'élevait fièrement. Un oiseau sombre était posé sur la cyme. Lorsque le rapace prit son envol, je fus abasourdis par l'envergure de ses ailes : au moins deux fois la taille d'un homme. Mais mes notions de distances et proportions devaient être fausses. Je clos mes paupières et frottai mes yeux fatigués.

_ Regardes Lou, dit maman en désignant un panneau à un croisement. « Heaven Gates ». Ça, ça veut dire que nous sommes bientôt arrivés.

Maman tourna dans la direction opposée que le panneau indiquait pour se rendre à Heaven Gates. La route était toute bosselée et fissurée mais elle avait l'avantage d'être en pente. Si jamais la voiture lâchait, nous n'aurions qu'à nous laisser pousser par la gravité.

Maman sourit en reconnaissant les paysages qui avaient baignés son enfance. La voir sourire adoucit mon amertume. Cela arrivait si rarement. J'observai les légères ridules aux coins de ses yeux dans le rétroviseur, elles égaillaient son regard vert émeraude. Ses lèvres roses dessinaient un joli arc qui perçait des fossettes sur ses joues. Maman était d'une beauté espiègle, peu commune. Mais elle n'en avait plus conscience depuis que papa était parti.

_ Quand j'étais petite, je prenais mon vélo et je venais presque tout les jours jusqu'au panneau de Heaven, puis je redescendais sans une seule fois toucher les freins. C'était grisant, et assez stupide maintenant que j'y pense. Sourit-elle.

Je me retournai vers la route sinueuse qui disparaissait dans la forêt. Mon regard continua de prendre de l'altitude, jusqu'à ce qu'un groupe de bâtiments ne perce un trou dans le tapis vert de la montagne. Seuls deux énormes pics rocheux côte à côte couronnaient le village.

_ Pourquoi ne montais-tu pas jusqu'au village ?

_ La route était bien trop dangereuse. Il y a une quinzaine de virages en tête d'épingle pour arriver jusqu'en haut. Et puis, on racontait tellement d'histoires sur Heaven Gates que j'avais bien trop la frousse pour m'y aventurer. Dit maman en apercevant enfin les premières maisons de Hamilton au bout d'une longue ligne droite.

Heaven Gates -en pause-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant