Partie 8

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_ Gardes ta bienveillance pour les autres. Grinça Eden en toisant Peter. Moi, je ne veux pas de ton hypocrisie.

Il y avait évidemment un passif tendu entre eux. Peter ne répondit pas à l'offense d'Eden. Ce dernier le toisa une dernière fois avant de retourner dans le hall.

_ Eden ! Le registre. Cria Peter.

_ Plus tard. J'ai du travail qui m'attend à l'étage.

Eden disparut dans l'escalier sans plus de cérémonie. Cet homme se croyait tout permis. Je n'appréciais pas les gens qui buvaient. Ils étaient irrespectueux et potentiellement dangereux. Je m'inquiétais pour la sécurité de la femme avec lui. Mais peut-être était-elle dans le même état. Après tout, elle devait savoir à quoi elle s'engageait en venant ici.

_ Les habitués ont... des habitudes. Soupira Peter. Ils sont tellement habitués qu'ils se croient chez eux.

Des habitués, des passages réguliers... Quel genre de client étaient-ils ? Je me rappelai le cours de la nuit. Les couples allaient et venaient. J'avais vu les mêmes visages à plusieurs reprises, sans jamais le même partenaire. J'avais peur de comprendre :

_ Quel genre d'hôtel tenez-vous exactement ? Demandai-je, fébrile. Vos « habitués » ne restent jamais longtemps et reviennent avec d'autres partenaires.

_ Disons que c'est un hôtel de passage. Souffla Peter.

Tout était clair maintenant. Cet hôtel était une maison-clause et le registre une vulgaire fiche de pointage. Ma salive prit un goût aigre. Je me sentis pâlir. Peter était un proxénète et j'avais travaillé pour lui toute la nuit. Je saisis un stylo sur le comptoir et le cramponnai de toute mes forces.

Des pas lourds descendaient dans l'escalier. Je relevai la tête et vis à nouveau le visage parfait d'Eden. Peter sourit en le voyant s'avancer vers nous :

_ Déjà de retour ?

_ Elle savait exactement ce qu'elle voulait. Nous n'avons pas eu beaucoup à discuter... Murmura Eden.

Les deux hommes se sourirent l'un l'autre. C'était à n'y plus rien comprendre. Étaient-ils amis finalement ?

_ J'ai du temps pour ton registre maintenant. Dit Eden en inspectant les lignes déjà signées du cahier.

Ses yeux flamboyants balayèrent le comptoir à la recherche d'un stylo avant d'en trouver un dans mes mains. Son regard d'acier remonta jusqu'à mon visage. Mon cœur cognait tellement fort dans ma poitrine que je pensais qu'il pouvait l'entendre. « J'ai du travail qui m'attend à l'étage. » Disait-il. Il n'était pas amoureux. Il travaillait. Mes mains et tout le reste de mon corps tremblaient. Mais je ne savais pas exactement pourquoi. La colère de mettre fait berné, le dégoût que ce genre de boulot existe encore, ou bien ces yeux caramels qui me fixaient d'une intensité troublante.

Le poignet hésitant, je tendis lentement le stylo à Eden. Je soutenais son regard. Je ne voulais pas qu'il sache que tout ceci me déconcertait.

Alors qu'il toucha le stylo encore dans ma main, une violente décharge électrique se faufila entre nos doigts. Je portai immédiatement mes doigts à mes lèvres, surprise par l'ardeur du fourmillement. Mon cœur ne battait que plus fort.

Je m'excusai par un bafouillage ridicule et partis me cacher dans la salle d'archives. Ma main toute entière était engourdie. Je frictionnais mes doigts et regardais autour de moi. Des dizaines et des dizaines de registres. Depuis combien de temps Heaven Gates était-il le repère de la débauche ? Combien de Jez et de Eden avaient fréquenté ces lieux ? J'entendis quelques brides de phrases : Peter saluait son client et lui disait à plus tard.

Je tentais de reprendre mon calme et une respiration régulière quand Peter apparut dans la pièce sombre. Il me considéra un instant avant de partir vers un petit coffre sur une étagère. Il en sortit un billet et un objet brillant et plaça le tout dans le creux de ma main.

_ Il est tard. Rentrez chez vous. Je comprendrai si vous décidez de ne pas revenir.

Les courbes de sa moustache se dressèrent au dessus d'un petit sourire gêné. Je hochai la tête en guise de remerciement et partit sans me retourner. En descendant à toute allure les marches du porche, je bousculai Christie qui se tenait juste devant. La fillette était encore dehors à cette heure ? Je remarquai qu'elle n'était pas seule. Un homme d'âge mûr lui tenait la main. Son père ? Il fallait que ce soit son père, sinon la perversion de cette ville n'avait pas de limite.

_ Toi aussi ? M'écriai-je sans réfléchir.

Christie m'offrit le même sourire gêné que celui de Peter. Une enfant. Une petite-fille participait à cette entreprise du sexe. C'en était trop. Je continuai mon chemin. J'entendis Christie dans mon dos me demander si je revenais demain.

Impossible. Hors de question. Je ne pouvais pas accepter de participer à ça. Jamais.

Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était lorsque je passai le pont de Hamilton. Les lampadaires étaient déjà éteints. La lumière accrochée à mon vélo me guidait jusqu'à la rue principale. Je vis les phares d'une voiture allumés au loin, près du chemin de fer qui longeait Harbinson Drive. Je ralenti mon allure et remarqua une silhouette bouger à côté de la voiture. Je voyais un semblant de panneau de basket accroché à un pylône électrique. Lorsque je fus assez près, je reconnus Collin, un ballon de basket à la main.

_ Louisiana, c'est toi ? Dit-il aveuglé par la lumière des phares.

« Enfin une voix familière. Enfin une personne normalement équilibrée... » Sanglotai-je intérieurement. Je bondis de mon vélo et le laissai tomber à terre. Je me réfugiai dans les bras de Collin et enfouis mon visage dans son tee-shirt. D'abords surpris, Collin lâcha son ballon et finalement me caressa les cheveux :

_ Est-ce que ça va ?

_ Si ma grand-mère te demande, j'étais avec toi et Ashlee ce soir.

_ Okay... Dit-il amusé. Et où étais-tu en réalité ?

_ Heaven Gates. Soufflai-je.

Les mains de Collin me cramponnèrent soudainement les bras et il me regarda pour vérifier que cela était bien une plaisanterie. Mais il ne vit dans mes yeux que de l'indignation, de l'écœurement et de la fatigue :

_ Heaven Gates ?! Toute seule ? La nuit ?!

_ Il faisait jour quand j'y suis aller. Dis-je penaude.

_ Et tu reviens que maintenant ?! Qu'as-tu fait tout ce temps ?

Qu'avais-je réellement fait là-bas ? J'avais passé ma nuit à donner des clés, à tendre un stylo, à offrir le sésame à des hommes et des femmes qui payaient pour assouvir leur besoin primale.

Je n'avais rien contre le sexe. C'était un chose naturelle, une nécessité parfois. Mais la prostitution rendait cet acte sale et pervertis. Ce soir, j'avais bafoué mes valeurs.

_ Je me suis perdue. Répondis-je honnêtement.

Collin inspira profondément puis finit par me sourire :

_ T'es vraiment tordue d'aller te promener là-haut... As-tu vu des trucs étranges ?

Collin croyait littéralement à ces histoires de fantômes. Sa naïveté ranima mon humeur sarcastique :

_ Ouais. Des vampires et des loups-garous. Me moquai-je.

_ Te fous pas de moi, rit-il. Viens, je te raccompagne chez toi.

Collin ramassa le vélo et se dirigea vers les mobiles-home. Je le rattrapai :

_ Oh, j'ai aussi vu un farfadet qui discutait avec l'abominable-homme-des-neiges...

Heaven Gates -en pause-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant