Chapitre 9 - Petite Prune

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Le 16 Mai de cette année, encore.

Si tu savais le trouble dans lequel ce petit incident m'a plongé. N. XIII qui disparaît, que se brise, qui ne redevient que ce qu'il a toujours été, finalement. Le vide. Et son original, qui me touche l'épaule d'une main, comme si de rien était.

Est-ce qu'il m'a reconnu ?

Mes yeux doivent fixer le néant, maintenant, et je frémis rien qu'à l'idée de me retourner. Mais 'va bien falloir que je le fasse parce que stagner ici une éternité n'était pas franchement dans mes plans, si tu vois ce que je veux dire. Le cerveau en ébullition, je tords la barre de métal sur le caddie à m'en brûler la peau. L'intégralité de mes membres semblent cuire de l'intérieur, comme si mes os, mon foie, mon estomac, mes organes au complet avaient soudain décidé d'organiser une barbecue party entre mes côtes, mon être ayant servi de lieu de rendez-vous à tout ce petit monde. Autour de nous, il n'y a que le silence.

Silence cédant bientôt une place à l'horrible bourdonnement du sang dans mes tympans.

Un battement de cœur.

- Pousses toi.

Puis deux.

- Il faut que j'accède à cet endroit. S'il te plait ?

Puis un arrêt cardiaque, les urgences, la mort subite, un examen, la clinique, le savon, la morgue, le froid.

Voilà ce qui défile devant mon regard à présent, tandis qu'une drôle de voix marmonne quelque chose d'indistinct dans mon crâne. Tout à coup un mouvement vif, quelque chose qui s'enfonce sans ménagement dans la matière molle de mon pull, un étau qui me serre l'omoplate. Mon Univers s'ébranle et je manque de chuter lourdement. Et vas-y qu'on me décale sèchement sur la droite, comme une poupée de chiffon vide et sans âme. Qu'on passe devant moi dans un frôlement, qu'on m'ignore avec superbe, et qu'on se hisse sur la pointe des pieds. Qu'on me laisse cogiter sans penser à mon orgueilleux mal être, ce monstre affamé qui me plombe l'estomac et fait courir son voile brumeux jusque dans mes yeux.

Vas-y qu'on fait son marché sans songer une seconde que je suis là.

- T'es minuscule.

Ma gorge s'est sentie offensée, mes lèvres ont soudain décidé de crier cette ignoble injustice et ma langue, d'habitude si raisonnable, a tout laissé filer.

Le son produit devait être propre et sec, tranchant comme la lame brillante d'un couteau de cuisine, à la fois menaçant et doux, glaçant et suave. Mais ça, putain, c'est dans les films. Dans les séries à succès disséminées vicieusement à travers les programmes télé. Dans la réalité, c'est plutôt un sale raclement blessé qui passe la barrière de mes dents, chuintant piteusement une critique physique abrupte et ridicule. Mes lèvres craquent et s'étirent dans un sourire vicieux, un heureux sourire insensé, un sourire assassin, un sourire de crétin.

Je ne suis même pas content de ces deux misérables mots. Seulement du semblant de pouvoir qu'ils me procurent. Je me sens écrasé. Devant moi, son corps pivote avec une douceur feinte, un claquement de talon subtilement retenu, un froissement agressif de tissu.

C'est vrai qu'il est petit, de près. Une souris. Je suis donc un chat. Je miaule de terreur, à l'intérieur. Sa main approche pour me caresser les oreilles, non ? Hé, Faut arrêter de raconter des âneries. Bouge.

Bouge.

Bouge, abruti.

Le craquement sonore de mon os maximillaire, une violente douleur dans les gencives, une explosion sanguine interne dans ma cavité buccale ainsi que la soudaine impression d'avoir les reins en compote après une chute d'un mètre quatre-vingt-six, me rappellent sensiblement à la réalité. Je souffre.

- Pardon ?

Je l'avais vu venir, en plus. Je l'avais cherché. J'avais aimé ça. Maintenant, fallait assumer.

Ce que je ne fais pas.

- T'aimes pas les prunes, j'ai dit.

Ma voix est une voix d'outre-tombe. Elle vibre, distendue par la souffrance que me procure chaque mot prononcé. Il hausse un sourcil lentement, gracieusement, un petit tic nerveux bouffant le bas de sa lèvre inférieure. Il doit repasser la consonance des mots dans sa petite tête.

- Toi non plus, on dirait. Mais t'en as quand même pris une belle.

Malgré moi, je souris. Je dois être laid. Pull prétendument jaune tâché de sang et de la poussière des magasins, cheveux roux ordonnés avec barbarie, pantalon morne et informe, le cul à terre. Splendide spécimen de l'humain arrogant s'étant fait défoncer la gueule par un mec minuscule rencontré plus tôt au Kebab du coin. Je devrais en pleurer.

J'en ris. J'ai même pas fait gaffe au tutoiement. Je me demande s'il m'a finalement reconnu.

Tandis que je me relève, aidé du caddie glissant emporté quelques mètres plus loin par ma chute, je le regarde. Cette fois, il est de face, et mon esprit semble rejouer le contraste visuel des jours précédents. Ses immenses yeux gris, profonds, me toisent, et je vois danser en leur centre un mince éclat de joie. Je vois ses yeux. Je vois aussi ses mêmes cheveux, ébouriffés dans leur ballet sauvage, d'un gris très clair, un gris tout doux. Et puis un pull sombre qui dégage ses clavicules, qui me donne envie de mordre ce cou trop blanc. Et une veste rigide, gris moche. Et pleins de choses. Un sourire. Ce sourire, surtout.

Le même que la dernière fois.

Mon souffle se coupe dangereusement.

Puis il tend une main, donne une unique impulsion dans ma paume qui fait deux fois la sienne, et fini de me relever. Je n'en reviens pas. Il est là, mon fantôme. Mon ange du kebab. Ce type responsable de ma perte visuelle monstrueuse, le centre de ma folie de ces derniers jours.

Il me tient par la main, dans un supermarché du centre-ville, devant une étagère à légumes.


Kingdom Hearts - Tu Colores mon ÂmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant