Chapitre 13 - Le Renard Amoureux

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Le 18 juin de cette année.

Bon sang, mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir foutre sur mon corps de squelette ?

Préoccupation matinale tout à fait inutile et trempant allégrement dans le cercle sociétal féminin, me diras-tu. Et je te répondrais, les dents serrées, que je m'en balance, du moment que j'ai l'air présentable. Me voilà donc à une heure du rendez-vous, devant le sempiternel miroir de la salle de bain, une pile monstrueuse de fringues posée sur la petite commode à mon côté. Des vêtements de toutes sortes, que je portais sûrement souvent avant ma progressive décrépitude.

Y'a des chemises froissées, des pulls serrés, quelques débardeurs mal pliés, le tout rangé sous une collection immense de polos hawaïens. J'avais du aimer ça, à une époque lointaine. Peut-être. Sauf que maintenant, il allait falloir faire avec le peu de graisse qu'il me restait, et c'est là que je risquais d'en baver : la moitié de mes vêtements se plaisant dans une confortable taille L, mon corps actuel flottait donc dans la grosse majorité des machins que j'enfilais. Et puis merde. Deux heures que je grimace devant la glace comme un condamné, propre d'une douche trop rapide et fatigué d'un sommeil sans rêves.

Après être rentré à la maison hier, j'ai mis une plombe à m'endormir. Je tournais, me retournais, les draps me collant au corps, son visage scotché à ma rétine, la tête enfoncée dans l'oreiller avec la douce impression d'avoir le cerveau comprimé par un essoroir à salade.

Pas que j'eus mal à la tête, non. J'étais juste incapable de trouver le sommeil. Trop excité. Tu sais, ce moment, cette même sensation qu'ont les enfants avant de prendre le train de cinq heures en direction de Disneyland. Tout pareil.

Mais je m'égare. Et il est grand temps de choisir un truc à mettre. Ça ? Non. Et la couleur ? On s'en tape. Non ? Je me mords les lèvres, indécis comme une pouffe gâtée devant son gigantesque dressing. Alors j'essaye. Et une grimace pour le miroir, devant la couture ignoble du polo hawaïen. Une. Je déteste m'habiller. Sans plaisanter, si le monde devait se transformer en une immense plage nudiste, je voterais pour l'idée.

Après quarante-minutes, me voilà enfin prêt. En retard et le ventre vide, mais opérationnel. Je soupire. Ensuite, le cœur battant après m'être jeté un ultime coup d'œil, je sors de la baraque, direction la première ligne de bus. J'ai peur. Mes mains sont humides, mes sourcils froncés, mes lèvres gercées, mes intestins tordus, mes doigts pressés contre les dents en acier des clés, au fond de mes poches. Juste à côté de son mot. J'ai mémorisé l'adresse toute la nuit. Mes jambes me portent à peine et pourtant je coure, attrapant lestement la barre de métal pleine de miasmes lorsque les portes du car s'ouvrent, comme inconscient des bruits feutrés et des discussions alentours. Les souvenirs affluent, reviennent, remontent, et me brûlent la poitrine.

Je suis comme en apesanteur, me laissant porter par une mer d'émotions brouillées, par le souvenir de son visage, de sa voix, de ce qu'il est. Divaguant parmi les questions qui me grignotent le cerveau pendant le trajet. A quoi ressemble son intérieur ? Est-ce qu'il va sourire, en me voyant ? Et qu'est-ce qu'on va bien pouvoir manger ? J'ai la dalle, mon ventre crie sa pitance. Pourquoi ce rendez-vous ? Vous invitez les gens sur lesquels vous cognez, vous ? Blond petit con. Est-ce qu'il vit seul ? A-t-il une vie ? Et si je faisais un détour chez le marchand de glaces, en passant ? Et... Bordel, le trajet s'achève. Plus le temps de penser. Une douce voix robotique annonce enfin la fin de la ligne, le terminus, et déjà les vitres coulissent afin de laisser passer le peuple, cette grouillante masse humaine lentement gerbée par la gueule de l'autobus.

Moi y compris.

Un froid soleil éclaire une allée marbrée de pierres, pile au croisement sombre devant moi, couleur gris béton. C'est là. Tellement banal. Une petite rue vide bordée d'arbres mal coupés, surplombée d'un agréable panorama piqué aux HLM et aux fenêtres rondes, plus usé que miteux. Je souris. Finalement, me voilà presque inadapté au décor, avec ma chemise claire et mon pantalon coupé. J'aurais peut-être dû garder mes fringues sales, histoire de faire des économies d'eau pour le lave-linge. Bah, tu t'en fous. Et moi aussi.

Kingdom Hearts - Tu Colores mon ÂmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant