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CHAPITRE 1 - Le bus

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Voilà, il était arrivé, ce matin terrible, ce jour honni entre tous : la rentrée. Je sais, ça sonne bien trop dramatique vu la banalité de la chose. Des millions de gamins passent par là, la même chose se répète pour tout le monde, tous les ans, et on devrait être contents d'être éduqués, et blah blah blah...

Pour moi qui n'avais pas d'amis, c'était juste une torture.

J'aurais pu voir ce tout premier jour de ma vie au lycée comme une chance de nouer des liens avec mes nouveaux compagnons d'infortune, mais des années d'expérience scolaires avaient depuis longtemps emporté au loin mes illusions de belle et franche camaraderie.

Copine avec toute la classe ? Mission impossible, je ne savais même pas par où commencer. Ah ! Si ! Je suppose qu'on commence par se présenter, quelque chose dans le genre : « Comment tu t'appelles ? Moi, c'est... »

Et voilà, obstacle insurmontable, dès la première phrase. Parce que mon prénom me restait malheureusement en travers de la gorge. À un âge où la plupart des autres filles découvraient leur féminité et s'affirmaient de plus en plus, je continuais de me sentir gauche, pataude et complètement à côté de la plaque. Je n'étais pas en très bon terme avec moi-même et n'aspirais qu'à une chose : me fondre dans la masse, me cacher. Alors ce prénom qui me semblait hautement masculin et attirait l'attention avait pris des allures de malédiction.

Charlie.

Mixte, auraient dit certains. Épicène, auraient affirmé les autres. Tu parles, la plupart de mes camarades pensaient comme moi, les seuls Charlie que nous connaissions étaient du genre Chaplin et Chocolaterie.

Bref, j'aurais préféré garder ce terrible secret au péril de ma vie... si seulement...

Toute une vie passée sous le joug du corps enseignant m'avait appris que demeurer anonyme relevait de l'impossible. Au mieux, j'arrivais à entretenir un certain malentendu les premières semaines, au pire, j'étais grillée dès les premières minutes de cours, trucidée par l'inévitable, le terrible, l'insurmontable appel.

Je m'appelle Charlie. Charlie Skander qui a un prénom de garçon.

Mais à quoi pensaient-ils, mes parents, quand ils m'ont trouvé ce prénom ? Ils devaient sûrement vouloir un garçon, à la place, ils ont écopé de moi et dans un moment d'entêtement absurde ou de flemmardise inepte, ont décidé de garder le prénom choisi pour mon alter ego masculin.

Résultat : moi et mon gros complexe sur mon prénom allions une fois encore être mis à rude épreuve. La journée en enfer commençait déjà, au son parfaitement insupportable de mon réveil : strident, cadencé, impossible à ignorer.

Équipée d'un jean et d'un sweat à capuche, je dévalai les escaliers et me jetai sur la porte d'entrée. J'aurais été bien incapable de déterminer ce qui m'avait mise en retard : prendre goût à la sonnerie rythmée de mon réveil ? Me rendormir à moitié devant le miroir de la salle de bain pendant que je me brossais les dents ? Ou bien mettre mes fringues à l'envers trois fois d'affilée ?

« Tu pourras fermer à clef derrière moi, m'man ? » lançai-je à la volée.

Ma mère passa la tête par la porte. « Tu ne manges rien ? »

« Peux pas, en retard », grimaçai-je en sortant en hâte.

J'eus seulement le temps de l'entendre me chantonner : « Passe une bonne rentrée ! » Avant que la porte ne claque.

Cette hypocrisie ! Je vous jure. La pire antinomie de tous les temps : bonne et rentrée associées diaboliquement dans la même phrase. Comme s'il s'agissait d'un heureux évènement. Heureusement que je n'avais pas le temps de répondre, je débouchai au grand air et me hâtai vers l'arrêt de bus.

Le bus.

Le second obstacle de la journée. Je détestais presque tout à propos du bus. Je détestais avoir toujours peur de le rater, je détestais devoir attendre à l'arrêt, j'étais gênée lorsque d'autres personnes attendaient aussi et je faisais un blocage lorsqu'il fallait dire bonjour au conducteur.

Une fois à l'intérieur du maudit véhicule j'étais encore dix fois plus embarrassée. Vingt minutes de torture, debout s'il n'y avait plus de place, à s'agripper à tout ce qu'on pouvait pour sauver sa vie à chaque virage, freinage ou bosse sur la route. Vingt longues minutes à essayer de ne croiser le regard de personne.

Mais aujourd'hui, j'allais échapper à l'attente interminable dans le froid mordant. Alors que j'arrivais en vue de l'arrêt, le bus s'y trouvait déjà... et redémarrait.

Bam, le pire de tous les scénarios était lancé : je me mis à courir comme une désespérée pour atteindre les portes avant que le bus ne disparaisse, sans moi. Le type de course qu'on ne voit que dans les documentaires animaliers, genre gazelle essayant éperdument d'échapper à quelque cruel félin, toute bavante et essoufflée, les yeux exorbités de terreur.

Rien de très flatteur. Le pire c'est que lorsqu'au prix d'un effort surhumain on arrivait enfin à hauteur du satané bus, les gens à l'intérieur avaient tout loisir d'admirer cette parfaite tête de déterrée en panique. Confortablement assis, certains avaient même le culot d'admirer le spectacle avec le petit sourire narquois de celui qui ne prendrait pas la peine d'avertir le chauffeur que quelqu'un était en train de sprinter comme une foutue gazelle en danger de mort.

Ce matin-ci, j'eus droit au sourire mi-amusé, mi-méprisant d'un petit brun qui devait être à peine plus âgé que moi. Sa tête d'imbécile me resta coincée en travers de la gorge, alors que le bus s'éloignait, me laissant sur le carreau, à sept heures vingt-cinq passée du matin.

Je haïssais ce bus, je haïssais TOUS les bus ! Ce qui ne m'empêcha pas de m'empresser de regarder à quelle heure passait le prochain. Mon cœur battait à tout va, pas seulement à cause de la course, mais aussi parce que j'étais au bord de la crise nerveuse : le prochain bus passait à sept heures cinquante-cinq. Et qu'est-ce qui était pire qu'un jour de rentrée ? Arriver en retard un jour de rentrée !

Le seul point positif c'était que dans mon cas il n'y avait pas de lion et je n'étais pas une gazelle. La scène aurait été sanglante.

Dieu devait me haïr, j'aurais dû savoir que mon vilain prénom de garçon n'était qu'un début.

Les SolitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant