Les Solitaires

CHAPITRE 7 - Dégage !

Je me levai le lendemain d'une bonne humeur rare pour un jour de cours. J'arrivai légèrement en avance à l'arrêt et repérai rapidement Thony dans le fond du bus. Je le rejoignis avec un sourire timide.

« Hey ! » lançai-je, sincèrement ravie de le voir.

« Hey hey », rétorqua-t-il avec un sourire endormi.

« Tu étais tout à fait prêt à stopper le chauffeur à ce que je vois », raillai-je.

« Oui, oui. Allez, viens t'asseoir. » Il m'agrippa gentiment le poignet et me tira sur le siège à côté de lui. « Maintenant que tu es là, tu vas servir à quelque chose. »

Avant que j'aie pu demander quoi que ce soit, il laissa tomber sa tête sur mon épaule et marmonna : « Mmmh... dodo ».

Sans savoir pourquoi, je le laissai faire, plus crispée qu'un lémurien dans un congélateur. Il fallut qu'El Manana de Gorillaz passe à la radio pour que je commence à me détendre et passe le reste du trajet dans un état de semi-somnolence.

Les cheveux de Thony me chatouillaient le cou par moment et je sentais sa tête bouger au rythme des irrégularités de la route. S'il n'avait pas dormi seulement d'un œil, nous aurions raté notre arrêt.

Je commençais à penser que la journée s'annonçait bien, jusqu'à ce que nous arrivions aux portes du lycée. Jack se tenait là, adossé au mur d'enceinte. Il dut sentir mon regard, car il tourna brusquement la tête vers nous. Son visage se crispa en nous apercevant, une expression qui ne laissait rien présager de bon ; visiblement, ses vacances surprises ne l'avaient pas arrangé...

« On se voit plus tard, peut-être... » souffla Thony.

Je hochai la tête et il m'abandonna avec un sourire d'excuse pour aller rejoindre ses amis. Je me précipitai dans le lycée avec la douloureuse impression que je venais de me faire jeter comme une vieille chaussette.

À peine revenu, Jack chamboulait le maigre équilibre qui s'était instauré. Je ne fus même pas étonnée que Thony passe le reste de la journée à m'ignorer. Il ne me parla pas et c'est à peine s'il regarda dans ma direction. Je devinais que nous ne prendrions pas le même bus ce soir.

Pour une raison ou une autre, Jack était de nouveau d'une humeur massacrante et mieux valait se tenir loin de lui.

En raison de son absence prolongée, certains professeurs exigèrent son carnet de liaison. Quoiqu'il y eut d'écrit là-dedans, aucune ne se risqua à faire une réflexion. À voir l'expression de pitié sur leur visage, quelque chose de grave était arrivé.

La mine affreuse de Jack était une preuve suffisante à elle seule. Les cernes noirs, la peau un peu trop blême, il semblait éreinté et plus tendu encore que lorsqu'il était parti. Finalement, l'hypothèse de la maladie n'était peut-être pas si louche. Quant à savoir pourquoi Thony avait parlé de rhume... peut-être ne voulait-il pas ébruiter la nature réelle de son affection ?

Passée la première heure, le cas de Jack ne me préoccupa plus outre mesure. On s'était séparés en des termes satisfaisants, mais il revenait avec son attitude exécrable et dans ces conditions je préférais ne pas le fréquenter. Si le prix à payer pour l'éviter était mon début d'amitié avec Thony, ça m'allait tout à fait.

Résolue à me sortir Jack de la tête, je finis même par occulter tout à fait son retour miraculeux. Je prononçai à peine trois mots dans la journée, mangeai seule et restai dans mon coin lors des cours ; mon existence habituelle était de retour.

Cependant, ce retour à la normalité ne survécut pas à mon passage du portail. En embuscade à la sortie du lycée, Jack me tomba dessus sans prévenir. Sourcils froncés et regard sombre, il se plaça en travers de mon chemin. Je pinçai les lèvres et me déportai sur la droite. Il fit un pas sur la gauche sans me quitter des yeux.

Je soupirai ostensiblement et tentai de passer à gauche, mais il suivit de nouveau le mouvement et me barra derechef la route.

Ç'aurait pu être comique s'il s'était agi d'une coïncidence et qu'il n'avait pas eu l'air complètement en rogne.

« Dégage ! » gronda-t-il à ma troisième tentative silencieuse de le contourner.

Je ne me fis pas prier pour le dépasser, mais m'arrêtai net au bout de trois pas. « Mais bon sang, qu'est-ce que je t'ai encore fait ?! »

Les mâchoires de Jack se crispèrent et j'eus l'impression d'entendre ses dents grincer. Il serra les poings, je reculai d'un pas craignant que la situation dégénère ; il s'en rendit compte et sa rage retomba d'un coup.

Il posa sur moi un regard amer et finit par s'éloigner sans un mot de plus. Il rejoignit ses potes qui avaient assisté à la scène de loin ; Thony eut l'air de dire quelque chose à Jack qui rétorqua par un « Mais lâche-moi putain ! » plein de hargne.

J'attendais à l'arrêt de bus depuis dix minutes quand l'impensable se produisit.

« Qu'est-ce que tu fais là ? » m'insurgeai-je quand Jack, Thony et Cril arrivèrent à ma hauteur sur le trottoir. Est-ce qu'il voulait continuer ce qu'il avait commencé tout à l'heure ? Je ne comprenais vraiment pas pourquoi il en avait après moi. Après son numéro de tout à l'heure, je m'attendais au pire et sûrement pas à ce qu'il rétorque :

« On prend le bus, ça te pose un problème ? »

Je restai bête un instant et m'entendis répondre de loin : « Non. »

Je ravalai ma rancœur et déménageai de l'autre côté de l'arrêt. Thony avait l'air désolé, mais il ne s'en mêla pas. Ce lâche. Je passai le trajet du retour à les ignorer du mieux que je pouvais. Difficile, vu qu'ils avaient choisi de se mettre juste derrière moi et qu'ils chahutaient sans gêne.

Je fus soulagée de quitter le bus et le regard lourd de Jack.

C'était quoi son problème à la fin ?