LE CHANTEUR EST APHONE POUR TOUJOURS

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14 heures de vol et l'impression d'avoir séjourné environ 20 ans dans une boîte de conserve, tel était l'état de mon système nerveux au moment où l'avion se posa enfin sur la piste de Roissy. Pendant une bonne partie du trajet, j'avais réussi à tromper mon impatience viscérale par la mise en place de leurres musicaux ou livresques. Cela passait par l'écoute enthousiaste des chansons de Brassens et d'Hubert-Félix Thiéfaine ou par la lecture du « voyage au bout de la nuit » dont le titre symbolisait à merveille la durée interminable de ce Kuala Lumpur-Paris.

Les chansons de maître Georges avaient fait l'objet d'une attention particulière. J'avais délibérément sélectionné les moins connues d'entre elles en espérant ressentir à nouveau ce sentiment merveilleux, quand adolescent, je découvrais la nouvelle production de l'impasse Florimont.

Toutefois, au bout de 6 heures, mes capacités de « zénitude » étaient proches du néant alors que 8 heures de vol restaient à effectuer et que le temps semblait s'écouler à la vitesse d'un sablier bloqué sur pause. Je pris alors progressivement conscience de ce que devait être le sentiment d'éternité au point de considérer que la finitude était un bienfait de l'humanité. À partir de ce moment, des regards incontrôlés et obsessionnels à destination de ma montre se mirent en place, démontrant par la même occasion que le nombre de secondes par minute varie selon que tu fais l'amour ou que tu t'emmerdes à 8 000 mètres d'altitude. Pour corser le tout, un môme à côté de moi considéra soudain, au moment où j'allais m'assoupir, qu'il pouvait se comparer à l'ensemble des sirènes en exercice de la région parisienne. Ainsi, pendant le reste du vol, je méditai sur l'impérieuse nécessité de la non-reproduction humaine pendant que cette engeance s'exerçait régulièrement à vérifier la résistance de mes tympans. Ces tympans, protégés par une double série de boules Quies, dilataient mes oreilles au point que les gens me regardaient d'un air gêné comme si j'étais titulaire d'une maladie orpheline.

Bref, lorsque la piste d'atterrissage de Roissy fut enfin en vue, mon envie d'arriver était directement comparable à celle que doit ressentir un toxicomane en état de manque depuis plusieurs jours.

Il me restait à franchir les innombrables obstacles administratifs à mon arrivée en territoire français dont notamment ce grand moment de solitude où un défenseur de la patrie locale vous observe alternativement votre passeport et vous pendant quelques instants. Cette opération qui semble durer des heures vous donne le sentiment que ce brave homme vient d'inventer le mouvement permanent et que vous êtes forcément coupable de quelque chose. Mais tout finit par arriver et l'on se retrouve enfin délivré de la carlingue, de l'administration et de l'aéroport pour ressentir pleinement le sentiment de la liberté.

L'arrivée sur Paris se passa comme prévu puisque la progression vers la capitale se transforma en une longue procession dès que le stade de France fut en vue. Ceci me permit d'apprécier à sa juste valeur cet édifice footballistique, symbole de la fierté nationale depuis l'édition victorieuse pour les Français de la coupe du monde en 1998. Toutefois, une certaine lassitude m'envahit quand je me rendis compte que ledit bâtiment semblait m'accompagner dans ma progression terrestre.
Après, un long combat s'engagea avec les autres véhicules jusqu'au périphérique, personne ne voulant s'avouer vaincu. Puis, comme par enchantement au niveau de la Porte des Lilas, d'un seul coup d'un seul, la chaussée se libéra sans qu'aucune explication logique puisse être avancée hormis pour les croyants, une intervention divine. Ce qui serait quand même surprenant notamment au regard de la quantité de choses infiniment plus graves dont le grand Manitou doit ou devrait s'occuper.

J'arrivai par conséquent à l'heure au rendez-vous fixé par le directeur de la société d'édition « de l'à peu près – quand bien même » pour laquelle je devais réaliser une biographie de Didier Civray, personnalité éminente de la chanson française. Ce chanteur avait réussi à trouver son auditoire, et ce, malgré l'absence totale de relais médiatique. Seule l'adhésion progressive des gens permit à cet artiste de se faire connaître. D'abord, à partir de salles confidentielles où, comme il aimait à le dire, « il était souvent plus nombreux que le public » puis par la suite, le bouche-à-oreille aidant, via des lieux de plus en plus grands.

Au bout du compte, il était maintenant un personnage incontournable de la chanson française.

Le patron de cette société d'édition, fan inconditionnel dudit chanteur et qui ponctuait d'ailleurs la plupart de ses interventions de citations empruntées à des chansons de Civray, était un type charmant. Il eut également le bon goût de me remettre un chèque d'avance me permettant de travailler en toute sérénité sur la biographie consacrée à Civray. Cet homme, dénommé Aurélien Chartin, était toujours précédé d'une odeur de tabac froid et d'un ventre d'une rotondité parfaite qui donnait l'impression qu'il gravitait autour. Il avait su maintenir à flot sa petite société d'édition face aux géants du secteur par des prises de risques qui s'étaient révélées à maintes reprises judicieuses. Ainsi, la biographie que j'avais faite, pour son compte, de la vie du Malaisien Chéong Fatt Tze, débarqué à 16 ans comme coolie et qui devint le « Rockefeller » de l'Asie, avait rencontré un succès inattendu. Succès qui avait fait que mes fins de mois, un certain temps durant après la parution de ce livre, avaient enfin correspondu à leurs débuts. Je revenais d'ailleurs de Kuala Lumpur où j'avais participé à un débat autour de la ruée vers l'étain de la Malaisie à la fin du 19ème siècle, origine de la fortune de Chéong Fatt Tze.



A LA VITESSE DU CON, LE MUR EST EN OPTIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant