Des voileux en eaux troubles.

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Mais foin des digressions ! Me voilà de retour dans le port d'Ouistreham (où il n'y a pas de marins qui chantent, confirmant le fait que cela ne se produit qu'à Amsterdam). Le soleil frais de novembre et une absence de vent total créaient des conditions très plaisantes pour déambuler sur les pontons. Arrivé devant la capitainerie, un type affublé de lunettes de soleil lui cachant la moitié du visage et d'un cigarillo éteint aux trois quarts consumé au bord des lèvres était allongé de tout son long sur le seul banc existant.

Le bonhomme de grande corpulence avait du mal à loger la totalité de ses abatis sur le banc et une bonne partie de ce qui précède, étant en position instable, semblait ne pas avoir fait le choix entre le stationnement sur le promontoire communal et l'attrait de la gravité terrestre.

Aucune activité ne semblait émaner dudit individu hormis celle provoquée par des ronflements puissants et réguliers.

À peine étais-je arrivé près du banc qu'un BORDEL DE MERDE suivi d'un bruit de chute puis d'un nouveau BORDEL DE MERDE, m'indiqua que la gravitation avait joué son rôle en projetant l'homme au sol.

Comme dirait Maître Georges, « la loi de la gravité est dure, mais c'est la loi ! »

– Vous vous êtes fait mal ? dis-je à l'individu, tout en ramassant à la fois les lunettes et le mégot.

– Non non, ça va, vous êtes Monsieur Jobi-joba ?

– Oui effectivement, c'est bien moi. Un de vos amis m'a indiqué que vous pourriez être intéressé par un convoyage de bateau à effectuer pendant les mois d'été entre Deauville et Marseille. Est-ce le cas ?

– Oui, cela peut m'intéresser, cela dépend du tarif proposé.

– On peut peut-être en discuter autour d'un verre, j'aperçois un troquet près du ponton G.

– OK pour moi, répondit-il tout en bâillant et en intégrant la position verticale de manière si progressive que je pris conscience au même rythme de la grandeur du type. Je me demandai d'ailleurs, l'espace d'un instant, si ce déroulé allait cesser un jour, puisqu'il ne s'arrêta qu'à une hauteur calée aux environs de 2 mètres, me renvoyant directement au monde des Lilliputiens.

Arrivés au troquet en question, il commanda d'emblée deux bières (2 pintes) tout en allumant un gros pétard et je compris dans la foulée que j'avais récupéré du lourd !

Quant à moi, j'exhibai un café même pas caféiné.

Malgré tout, le discours était clair et limpide, laissant percevoir que la consommation de ce qui précède relevait de la notion de « pain quotidien ».

Je commençai par parler voile, histoire de noyer le poisson (ce qui, il faut en convenir n'est pas, a priori, très aisé), en lui indiquant notamment les dernières navigations effectuées. L'individu, dénommé Charly, avait visiblement une expérience certaine en matière de navigation qu'elle soit côtière, hauturière ou « troquière » puisqu'il trouvait le moyen d'associer à chaque destination qui lui revenait en tête le bistrot qui allait bien. D'ailleurs, pour illustrer mon propos, le futur convoyeur de bateau cogna 3 fois sur la table, ce qui suffit pour faire venir dans l'instant le serveur qui lui apporta dans l'instant 2 nouvelles pintes !

Pas même besoin de parler, la commande était établie par tacite reconduction comme diraient les juristes. Fort d'une ambiance qui commençait à être franchement détendue, je décidai d'en savoir un peu plus sur l'éventuel lien de parenté qui existerait entre lui et Civray.

– Pourquoi vous considère-t-on comme le fils de Civray ? Moi qui suis son biographe, je ne lui connais pas de descendance, et d'après ce qu'il a dit sur ce sujet, il ne souhaitait pas se reproduire pour parler de façon triviale.

– Cela commence à dater, dit-il, en se roulant un 2ème pétard. On s'est rencontré sur ce ponton, continua-t-il avant de s'arrêter brutalement pour boire quasiment d'une seule traite la première des 2 pintes ramenées. Je l'ai aidé à finaliser les manœuvres d'arrivée suite à une sortie en mer fortement ventée, dit-il en ramenant devant lui la deuxième pinte. Il y avait un tel fardage sur le bateau que malgré l'utilisation du moteur, le bateau n'était pas manœuvrant, insista-t-il tout en levant le coude. Il a donc lancé une aussière sur le ponton aux badauds dont je faisais partie. Il se trouve que c'est moi qui l'ai récupérée et qui a tracté le bateau vers sa place, m'expliqua-t-il en s'attaquant au nouveau défi liquide posé devant lui.

On a donc sympathisé et par la suite, il m'a toujours dit qu'il aurait aimé avoir un fils comme moi d'où ce surnom, mais je ne suis en rien le fils biologique de Civray. Puis il se leva pour aller procéder à une vidange devenue impérieuse, mettant ainsi brutalement fin à la conversation et m'empêchant de tenter d'en savoir un peu plus.

Pendant son absence, je méditai à la fois sur la capacité d'encaissement du bonhomme et sur la nécessité de vérifier si la vérité sortait de la bouche des marins avinés.

Sur ces entrefaites, « no problème » fit son apparition et s'installa d'emblée à ma table sans précaution oratoire préalable tout en demandant où était le « fils ». Après lui avoir répondu qu'il était parti évacuer les quelques pintes déjà englouties, il cogna lui aussi 3 fois sur la table.

Ensuite, il m'indiqua qu'il était le moussaillon qu'il me fallait, car habitué à naviguer aux côtés de Charly notamment lors des sorties sur le bateau de Civray. Sur ces entrefaites, le futur skipper fit son retour et me confirma qu'il avait l'habitude de naviguer avec « no problème », lequel était, semble-t-il, un expert pour les manœuvres en mer et non seulement en matière d'absorption de liquides alcoolisés.

J'indiquai que je ne voyais « no problème » à ce que « no problème », dénommé en fait Enzo, fasse partie de l'équipe et proposai un forfait pour le convoyage à hauteur de 5 000 €.

Sans même attendre la fin de la phrase, ils m'indiquèrent qu'ils étaient d'accord sur la somme proposée et me considérèrent dès lors comme une personne digne de respect et d'intérêt au point de changer de comportement à mon égard. Je fus depuis élevé au rang de demi-dieu vivant, mes paroles étant dorénavant toutes bues, ce qui pour eux relevait de la déformation professionnelle.

Cette nouvelle position me permettait également de poser toutes les questions, y compris les plus saugrenues, sans que celles-ci puissent entraîner la moindre retenue dans les réponses proposées. Toutefois, la stratégie que je tentai d'élaborer pour obtenir des informations tout en restant caché, genre coup de billard à 3 bandes et plus si affinités, fut soudainement réduite à néant. En effet, un type se mit à distribuer sur chaque table, un genre de nouveau quotidien gratuit indiquant sans ménagement en gros titre la phrase suivante :

« Didier Civray, la mort d'un poète ! »

Les deux hommes, scotchés par la nouvelle, en commandèrent un aussitôt tout en s'adressant à moi pour savoir si j'étais au courant.

Je leur indiquai avec d'ailleurs beaucoup d'aplomb, denrée plutôt rare chez moi, que mon patron venait tout juste de m'envoyer un message à ce sujet et que je m'apprêtais à les en informer quand le journal avait été distribué.

Les informations délivrées par la feuille de chou indiquaient que Didier Civray avait été retrouvé mort chez lui sans beaucoup plus de détails. Il m'appartenait maintenant de mettre à profit l'infime avantage dont je disposais encore pour devancer les journalistes d'investigation qui allaient se déchaîner sur cette affaire. Sentant que le vent allait tourner, ce qui, pour des marins, est un élément qu'ils maîtrisent mieux que le commun des mortels, je décidai que Charly et Enzo seraient également rétribués pour leur appui dans cette affaire. Ils acceptèrent d'ailleurs cette collaboration avec enthousiasme en fêtant la chose par 3 nouveaux coups portés sur la pauvre table, dans un mouvement d'ensemble digne des meilleures comédies musicales.


J'indiquai donc à ma nouvelle équipe de voileux, visiblement spécialisée dans la navigation en eaux troubles, que je devais « faire l'enquêteur » sur la mort de Civray dans le but de sortir un livre sur cette affaire. L'idée étant de le faire paraître le plus tôt possible pour devancer la concurrence et arrondir nos fins de mois aux uns et aux autres. Ce dernier argument fit grosse impression au point que les 2 énergumènes décidèrent d'écarter les pintes positionnées devant eux pour consacrer la totalité de leurs neurones restants sur la problématique Civray et plus précisément sur les fréquentations du mort si j'ose dire.

A LA VITESSE DU CON, LE MUR EST EN OPTIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant