UN EDITEUR COMME IL FAUT

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De retour chez Aurélien Chartin, je le trouvai abattu, si j'ose dire, suite à l'annonce de la mort de Civray. Il semblait livide et se prit à dire les vers suivants de son chanteur favori pour tenter de faire face à la tristesse qui l'envahissait :

« Je n'ai vraiment rien d'exceptionnel
 Je le reconnais bien volontiers
 Avec moi, le commun des mortels
 Se trouve enfin personnifié. »


J'étais totalement en empathie avec lui puisque trente ans plus tôt, plus précisément le 29 octobre 1981, j'avais ressenti exactement la même chose suite à l'annonce de la mort de Brassens. J'étais en train d'approvisionner les rayons d'un hypermarché dans lequel je faisais mes premières armes de jeune travailleur quand l'information de la mort de Brassens circula à l'inverse de moi d'ailleurs, qui étais dans un premier temps resté complètement figé.

J'avais eu l'impression étrange de perdre quelqu'un de ma famille et d'être orphelin du père spirituel qui m'avait construit humainement à travers ses chansons au même titre que mes parents biologiques.

Le week-end suivant, je m'étais rendu à Sète pour me recueillir sur sa tombe au cimetière de Py, surnommé le cimetière des pauvres par opposition au cimetière marin.

Je me rappelle d'ailleurs très précisément la première fois où je l'avais vu sur scène dans ce temple de la chanson française qui s'appelait BOBINO et qui était en quelque sorte sa deuxième maison puisqu'il y passait régulièrement deux ou trois mois après chaque sortie d'album.

En général, je venais deux heures en avance pour tenter de le voir passer, accompagné de « Gibraltar » son secrétaire et ami, connu au STO. Ensuite, je rentrais en lévitation pendant environ deux heures et dégustais comme un grand cru les nouvelles chansons de maître Georges. Puis je restais une heure après le spectacle, le temps de redescendre sur terre et de tenter de le voir sortir tel l'apôtre qui voit passer Dieu. Cela me rappelle d'ailleurs un des mots d'esprit d'un autre mort, en l'occurrence le sieur Desproges. Il avait indiqué que quand « untel » était mort, il avait repris des moules alors que quand Brassens était décédé, il avait vraiment pleuré.

Aurélien Chartin lancé, continua son one-man-show et entreprit cette fois-ci de déclamer un poème du chanteur défunt.

« Le courage qui se fait chez moi rare
 Un jour où j'étais capable de l'entendre
 Frappa à ma porte et sans plus attendre
 Me posa cette question bizarre
 À quoi sers-tu et as-tu déjà songé
 Que tu n'étais d'aucune utilité
 Et que sans ta modeste personnalité
 Le monde n'en continuerait pas moins d'tourner
 Je répondis que ce sujet barbare
 Avait le don de vous donner le cafard
 Et qu'il valait mieux l'éviter
 Pour ne pas traîner ce fardeau déjà nommé
 N'as-tu pas l'impression de te dérober

À cette question qui t'a dirait-on embarrassé
Mais puisque moi, le courage, suis ici
Je te prierais de répondre sans hypocrisie
Je fus alors bien obligé d'admettre
Qu'on accordait peu d'importance à mon être
Et que moi en plus ou moi en moins
Cela ne changerait rien de rien
Puis je me posai une autre question
Dans mon pauvre cerveau en ébullition
Si ce n'est pour en rien te distinguer
Pourquoi oui, pourquoi es-tu né ?


C'est alors que le courage me dit. C'est pour cela
que je suis ici. Je vais t'aider et te permettre de vivre
quand même sur cette planète. »


Puis, comme brutalement soulagé, sans commentaire ni transition, il m'invita à m'asseoir alors que lui-même et sa forte corpulence se mirent d'accord pour effectuer la même opération, l'un ayant un temps de retard sur l'autre.

– Mon cher, il faut y aller à fond, cette affaire est une réelle opportunité pour nous, dit-il tout en sortant un Davidoff qu'il entreprit d'allumer avec un briquet récalcitrant.

– Les comptes ne sont pas bien fameux en ce moment et cette histoire peut nous permettre de remettre à flot la maison d'édition, remarqua-t-il en tentant frénétiquement de mettre son briquet en action.

– Je vous propose de vous confier cette nouvelle affaire en complément de la biographie que vous deviez déjà réaliser, poursuivit-il en remplaçant le briquet par une boîte d'allumettes apparemment pas en meilleur état.

– Qu'en pensez-vous ? Sachant bien entendu que le prix initial convenu entre nous est doublé ?

Je ne suis pas un journaliste d'investigation de formation, m'entendis-je dire d'un air surpris, et d'autre part, une enquête est en cours. Il apparaît un peu précipité d'attaquer le récit de ces événements alors que ceux-ci viennent tout juste de se produire. Tout en formulant cette phrase, je passai mentalement en revue les comptes et pensai que si les fins de mois pouvaient encore une fois ressembler à leurs débuts, cela vaudrait le coup d'endosser mon premier costume de détective.


– Tous les éléments sont réunis pour tenir le public en haleine, insista-t-il. Un artiste connu, une mort suspecte, pas de mobile apparent, bref du suspense, du suspense et du suspense, donc des ventes, des ventes et des ventes !

Puis, il se concentra totalement sur la dernière allumette encore vivante. Celle-ci, grattée avec l'énergie du désespoir, alla se nicher allumée dans sa barbe. Autant les précédentes avaient refusé de s'allumer, autant celle-ci mit toute sa vigueur à se consumer, alimentée, il est vrai, par des poils de barbe jouant le rôle de brindilles à la perfection.

– OK, je suis d'accord, dis-je après avoir comparé mentalement les colonnes débits et crédits de mon compte en banque actuel tout en lui indiquant qu'un feu de barbe était en train de prendre sous sa narine droite.

Dès réception de l'information, il se rua sur la bouteille d'eau sans tenir compte de l'espace incompressible dédié à sa bedaine qui, en heurtant le bureau, fit valdinguer ladite bouteille, retardant du même coup l'extinction de l'incendie facial. Je n'eus alors, tout en m'excusant par la suite, comme unique solution et premier réflexe de l'asperger avec le verre d'eau que j'avais à la main.


Un nouveau chèque en poche, je sortis de cette réunion lucrative avec deux idées en tête. La première : éviter que le vieux Chabat qui m'attendait de pied ferme pour une nouvelle course folle à travers Paris puisse encore une fois me piéger. La deuxième : mettre au plus vite ce chèque sur mon compte qui commençait à avoir sérieusement froid vu l'étendue du découvert. Les deux actions déroulées sans encombre, j'arrivai chez moi avec la ferme attention de commencer à travailler sur mes commandes.

A LA VITESSE DU CON, LE MUR EST EN OPTIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant