L'aile en carton

13 0 0
                                    

Moi, je suis un ange.

Je n'existe pas dans l'espace même du monde car, lorsque j'y demeure, ce n'est jamais pour longtemps, et toujours sous la forme d'un spectre opaque, aphone et achrome, incapable d'interagir avec les mécanismes rouillés de l'univers. Ainsi, la majeure partie de mon existence, je ne la vis pas dans l'espace-temps de ce monde - que je connais très peu et qui m'est assez indifférent - mais dans un autre espace-temps distinct au sein duquel j'accomplis la tâche qui m'a été confiée. Cet endroit, c'est le cœur des hommes.

Je vais vous expliquer en quoi consiste mon travail. 

Parfois, lorsqu'un être humain naît, on m'appelle pour que j'accompagne son existence. Je prends alors une aiguille que je range dans ma poche, puis je rentre dans le cœur de l'être auquel on m'a affilié. L'architecture d'un cœur d'homme, du point de vue d'un ange, est bien différente de l'image que s'en fait celui qui le porte ; rares sont les humains soupçonnant ce qui se terre sous leur poitrine.

Lorsque je pénètre à l'intérieur d'un cœur, je me retrouve dans une gigantesque salle noire, froide, dans laquelle aucune lumière ne pénètre et qui ne semble limitée par aucun mur. Alors, j'erre, seul, pendant quelque temps - parfois quelques heures, parfois quelques centaines d'années - avant de me heurter à une paroi qui, elle non plus, semble n'avoir aucune limite. Je commence mon exploration, et longe ce mur, sans m'arrêter ; et, après avoir parcouru une distance si grande que le nombre de kilomètres qui la constitue correspond précisément au nombre précédant l'infini, c'est-à-dire après avoir marché pendant presqu'une éternité, je rencontre un coin. Mon premier mur s'achève, un second débute. Je longe donc ce nouveau mur, pendant une nouvelle presqu'éternité, puis je suis stoppé par un deuxième coin. Puis un troisième. Puis un quatrième. Alors, je sais que j'ai bientôt fait le tour de cette pièce, et en effet, en longeant ce cinquième mur qui n'est autre que le premier, je me trouve face à une porte située à l'endroit exact où j'avais effleuré ce mur pour la première fois, quatre presqu'éternités auparavant. Je l'ouvre et pénètre dans une nouvelle pièce rigoureusement identique à la première. Ainsi, je recommence le même processus. J'erre, je trouve un mur, je le longe, je trouve un premier coin, puis un second, puis un troisième, puis un dernier, puis une porte. Nouvelle pièce : errance, mur, coin, un autre, un autre, un autre, porte, errance, mur, coin, un autre, un autre, un autre, porte. 

Il y a entre quatre et cent salles dans chaque cœur. La partie la plus intéressante est toujours la dernière pièce. Celle-ci est très différente de toutes les autres qui l'ont précédée. 

Il s'agit à chaque fois d'une pièce beaucoup plus petite, assez exiguë, légèrement éclairée par un petit amas de chair rougeoyant et informe. Celui-ci bat comme battrait un cœur malade, toussant parfois quelques gerbes de sang. Lorsque j'aperçois cet amalgame de chair, je sais que ma tâche est sur le point d'être accomplie. Je me saisis de mon aiguille, puis je l'enfonce délicatement dans le petit tas pourpre qui se dégonfle lentement, comme expirant pour la dernière fois, avant de se désagréger en cendres. Alors, l'être dont je sillonne le cœur depuis si longtemps meurt. J'en sors, et me retrouve quelques minutes dans ce monde extérieur que je connais si peu, avant que l'on me rappelle au travail parce qu'un nouvel être est né et que je dois accompagner son existence.

Après quasiment une infinité de presqu'éternités passée à explorer le cœur des hommes, il est une chose que je tiens pour acquise et dont je suis certain ; une vérité qui me semble absolue. La voici.

Chaque homme a un très grand cœur, mais chaque homme a un cœur vide.


La plume à l'envers et l'encre vers les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant