Chapitre 1

243 35 99
                                    

« Bien des légendes affirment que les canyons de Faïridian seraient hantés : chaque nuit, on pourrait y entendre l'esprit de voyageurs perdus se lamenter sur leur fin tragique. Nombreux sont ceux qui ont tenté de s'aventurer dans ce labyrinthe de crevasses tortueuses, mais bien plus rares sont ceux qui ont réussi à en sortir. Il est d'ailleurs possible, aujourd'hui encore, de croiser les restes d'un voyageur un peu trop téméraire décédé au coin d'une galerie... Alors ne toisez point les Passeurs comme de vulgaires voleurs et faites confiance à leurs talents de guides. Rester en vie vaut bien quelques pièces de cuivre. »

****

     La flaque d'ombre dans laquelle Sol s'était réfugiée s'élargissait à vue d'œil. Elle leva lentement les yeux vers le ciel : Astra, étoile centrale du système stellaire, avait déjà disparu derrière les falaises qui lui faisaient ombrage. Le temps passait vite. Trop vite. Il allait faire nuit dans seulement quelques heures et personne n'était encore venu lui réclamer ses services... Elle soupira, désespérée. Rares étaient ceux qui faisaient confiance aux Passeurs, surtout lorsqu'il s'agissait d'une jeune femme d'à peine vingt ans...

       Elle grommela et compta les quelques pièces qui restaient dans sa bourse : dix pièces d'or –inutiles, vingt pièces de cuivre– passables, et plus une seule pièce de platine... Mince. Elle avait assez d'argent pour s'offrir une chambre à l'auberge, et même un repas, mais elle ne pourrait jamais payer deux places d'écurie pour ses montures... Elle détourna le regard de son maigre butin pour admirer les deux salamandres qui dormaient à ses côtés : leurs écailles rouges et noires scintillaient au rythme de leur souffle, polies comme des miroirs. L'un des deux reptiles ouvrit un œil sombre en direction de sa maîtresse, la toisa avec bienveillance puis se rendormit. Sol grimaça. Elle ne pouvait décemment pas les laisser dehors pendant qu'elle se prélassait dans un lit... Et bien, elle dormirait à la belle étoile un soir de plus. Elle en avait pris l'habitude, à la longue.

       La jeune femme leva un regard déçu en direction de la ville. D'ici, elle ne pouvait en voir que les fortifications, pourtant l'intérieur était facile à imaginer : quelques habitations collées à la muraille, les bâtiments publics un peu plus loin, le centre ville marchand puis, au cœur de cette belle organisation, la caserne principale et la demeure du Seigneur de la cité. Toutes les villes se ressemblaient à Faïridian. Que de bases fortifiées construites au cœur d'une plaine aride, ou plutôt d'une crevasse gigantesque, dentelée de falaises d'ocre rouge-orangée. Sans ses talents de Passeur et la carte que lui avait laissé son mentor, Sol elle-même ne ferait pas la différence entre toutes ces forteresses...

       Excepté la capitale : Faïridian, du nom de la région qui l'abritait, protégeait en son cœur le palais royal. C'était un assemblement de tours immenses, si grand qu'on croyait presque le voir se fondre avec le ciel ; il ne faisait aucun doute qu'on pouvait l'admirer sous tous les angles lorsqu'on se trouvait au sommet du plateau, mais ce lieu était trop dangereux pour s'y aventurer. Sans quoi personne ne serait venu vivre ici, au creux des failles et des cratères qui déchiraient le plateau.

       Cet aspect typique de la région était, entre autre, l'une des raisons majeures pour lesquelles les touristes se faisaient rares. Et pas seulement à Faïridian : outre le climat extrêmement sec et chaud– le plus aride du Monde –et la dangerosité de la faune, bien peu de curieux se risquaient à venir explorer le Royaume du Souverain Jakhan. Seuls quelques ingénieurs et riches marchands des autres Terres venaient faire affaire sur Mahon, attirés par les ressources en métaux et en énergies presque inépuisables de la planète... ou pour se fournir en armement de qualité.

       La culture militaire du Royaume du Feu lui collait à la peau, même lorsqu'il s'agissait de déformer son culte ancestral de la paix en une passion barbare inhibée par l'Alliance. Entendre cela faisait beaucoup rire Sol : sous prétexte que chaque natif de Mahon était formé à l'art du combat, le Royaume était assurément peuplé de brutes... Mais les gens oubliaient souvent que les terres de Jakhan étaient les plus paisibles du Monde et que son peuple, bien que guerrier, chérissait la tolérance et le partage plus que toute autre chose. Les voyageurs étaient souvent étonnés de ne trouver en ville aucun mendiant ni aucun bandit : sur Mahon, une partie des impôts étaient reversés à ceux qui n'avaient pas les moyens de vivre, car chacun avait le droit d'avoir sa propre maison et un peu de nourriture chaque jour. Plus personne ne volait par nécessité, les bandits se faisaient donc bien plus rares et infiniment plus discrets.

       Même Sol, après avoir frôlé le désert d'Espe un nombre incalculable de fois, n'en avait jamais croisé. Ce n'était pas l'angoisse de se trouver face à l'un d'eux qui lui manquait mais... c'était le risque du métier, non ? On lui avait souvent dit qu'elle était courageuse. C'était d'ailleurs pour cette qualité que son mentor avait choisi de former cette fillette aux yeux d'ambre, pas plus forte ou intelligente que les autres gamins de son village : mais la force de vivre seul, perdu dans ce labyrinthe naturel qu'était Faïridian, était l'une des aptitudes les plus importantes chez un Passeur. Et pourtant Sol ne se considérait pas plus valeureuse qu'un autre. Arpenter la région était devenu une habitude qui la laissait tout aussi indifférente que la solitude, même si la présence de ses clients était pour elle un bol d'air frais indispensable... Elle ne se plaignait jamais d'être seule. Elle s'y était juste habituée, comme à tout le reste.

       Un gros nuage noir glissa lentement au dessus de la ville. Le Passeur eut tout juste le temps de s'abriter sous une corniche avant qu'une pluie torrentielle ne s'abatte sur la plaine : l'eau glissait sur la roche en véritables torrents, sillonnant les falaises de petites cascades boueuses. Sol pesta. Personne ne voudrait voyager sous une pluie aussi forte ! Alors la jeune femme réveilla ses deux montures et commença à plier bagage, tout en chantonnant quelques insultes en l'honneur de la saison des pluies.

— Excusez-moi. Êtes-vous Passeur ?

       La demoiselle se retourna vivement : quelqu'un s'était approché de son abri. Il attendait patiemment qu'elle lui réponde, protégé de la pluie battante par une grande cape de couleur sombre.
       Enfin ! songea-t-elle en laissant apparaître un large sourire. Que Mahon bénisse cette averse !

— À votre service ! répondit-elle de vive voix. Où désirez-vous aller ?

— Exeloom.

— Une ville en particulier ?

— La plus proche.

— Bien ! Cela devrait vous coûter...

— J'ai de quoi payer, la coupa l'autre.

       Sol ne chercha même pas à vérifier s'il disait vrai. Ce n'était pas le moment de vexer son client du jour.

— Entendu. Quand souhaitez-vous partir ?

— Tout de suite.

— D'accord..., répondit-elle après un court instant de surprise. Je vous en prie, installez-vous !

       L'homme choisit une monture et y chargea ses quelques affaires, puis y grimpa lestement. Sol termina rapidement de replier son campement et chevaucha la seconde salamandre, offrant à son client un sourire chaleureux : les reptiles s'élancèrent à son sifflement et le groupe disparut dans les étroits canyons de Faïridian, domaine des Passeurs et des âmes perdues.

L'épopée de SolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant