Je fixe les feuilles du chêne du jardin d'en face se détacher, une à une, et tourbillonner dans l'horrible tempête qui malmène ma ville depuis une heure. Le tourbillon vert tendre, la valse désespérée et le gémissement des branches m'hypnotisent. M'horrifient. Me donnent envie de pleurer.
Je n'entends pas les pas désordonnés de mon petit frère, obnubilée par l'agonie de l'arbre si majestueux. Le jeune garçon tapote mon épaule. Si sa démarche étrange ne l'a pas quitté, son don pour me faire sortir de mes gonds en créant des bruits exceptionnellement agaçants s'est atténué. Il s'est bizarrement assagi à cause de ce temps menaçant. J'en suis presque au point de remercier les vents magistraux.
- Amy ? Les parents... Tu crois qu'ils rentreront?
Je me retourne, attrape doucement les épaules de Romain, et plonge mes yeux, que je tente tant bien que mal de rendre rassurants et assurés, dans ses iris vert profond. Je cherche mes mots en souriant, pour masquer mon hésitation.
- Mais oui mon Tintin, je suis sûre qu'ils vont bien. Ils doivent attendre au travail que le vent se calme avant de venir nous rejoindre.
Le jeune garçon acquiesce, mais ses sourcils froncés trahissent son inquiétude. Il passe sa main dans ses cheveux flamboyant, nerveux. Je manque de soupirer. Je hais ce tic. Il me rappelle que je suis la seule personne de la famille à avoir des lourds et raides cheveux bruns. Au milieu de roux bouclés, c'est complexe de trouver sa place avec une chevelure aussi banale.
Je relâche les épaules de mon frère, que je tenais sans m'en rendre vraiment compte, obnubilée par mes problèmes capillaires. Il court s'assoir sur le canapé. Je sors de la pièce, pressée d'éviter les émissions stupides dont il se bourre le crâne. Je commence à gravir les escaliers qui mènent à nos chambres, osant à peine respirer. J'ai peur que Sylvenie me rejette, elle est tellement imprévisible en ce moment...
J'entends la saturation et l'horrible bruit de grésillement de la télé. Je m'en doutais, mais entendre Romain gémir comme si on lui amputait la jambe droite m'arrache un soupir. J'entends le son de la télécommande qui percute violemment la table basse du salon. Je monte les dernières marches et prête le moins d'attention possible à mon grognon de frère.
Je pose ma main sur le papier peint saumon décoré de bandes de roses noires espacées de dix bons centimètres et la laisse courir sur la finesse des motifs tandis que je m'enfonce dans le long et étroit couloir qui donne accès à la chambre de sa soeur.
Je m'arrête devant la chambre de Sylvenie, celle tout au fond avec la porte noire, les jambes tremblantes. Va t'elle encore me rejeter? Je toque timidement. Trois fois. À ma grande surprise, la voix rauque de ma soeur m'invite doucement à entrer. Je m'exécute, surprise et intimidée.
L'intérieur de l'antre de Sylvenie est parfaitement ordonné, et chaque recoin de sa chambre brille tellement qu'il semble neuf. Le lit sur lequel elle est allongée est fait et les draps sont impeccablement propres. Je rougis en pensant aux miettes qui se sont faufilées sous mon oreiller à cause de ma sale manie de manger en lisant. Le mauve pâle de ses murs est éclatant, comme le brun clair de son parquet et le roux flamboyant de ses cheveux brillants.
Elle est roulée en boule sur son matelas, dos à moi, ses délicieuses boucles de feu éparpillées sur ses coussins bordeaux. Elle a à peine levé la tête quand je suis entrée. J'ai l'estomac à l'envers et les muscles de mes jambes semblent faits de coton mais je m'efforce de m'approcher de ma soeur. Je me demande où est passée la jeune femme empreinte de force et d'autorité que je connais si mal.
- Sylvenie ?
Mon murmure résonne dans la pièce tout juste meublée. Je m'approche doucement, impressionnée. Qu'est ce qui a pu la faire flancher ainsi? Recroquevillée, les genoux contre sa poitrine, elle semble frêle et fragile. Autant de qualificatifs incapables de convenir à cette figure de sérénité.
- Qu'est ce qu'il y a ?
Elle grogne avant de se retourner difficilement. Elle serre dans sa main droite son portable, tellement fort que les jointures de ses doigts blanchissent sous sa poigne de fer. Ses bras sont serrés autour de ses jambes, et témoignent de sa colère. Pourtant, le mascara qui a dégouliné sur son visage trahit une violente crise de larmes, et les petites paillettes brillantes qui luisent encore sur ses joues montrent qu'elle a eu lieu très récemment.
Elle pose ses yeux bruns sur moi, et la douleur que j'y lis me fend le coeur. Je retiens tout juste un gémissement et m'empresse de la rejoindre. Je m'assois juste à côté d'elle, une fesse sur ses oreillers, et soulève sa tête pour la poser sur mes cuisses. Je me mets doucement à caresser ses cheveux, comme Maman le fait quand nous sommes tristes. En son absence, et avec la crise de larmes de Sylvenie, je me sens comme mue par un instinct qui me pousse à la remplacer.
Nous restons ainsi, sans parler, pendant une vingtaine de minutes. Le temps me paraît excessivement long mais je refuse de laisser Sylvenie seule. Au bout d'un long moment, j'attrape son smartphone, l'objet qui semble au coeur de sa torture. Je me demande encore une fois ce qu'il s'est passé. J'hésite à regarder dans le précieux instrument mais me retiens juste à temps, par respect pour ma soeur.
Quelques minutes plus tard, elle se force à se redresser, secoue ses bouclettes rousses pour leur redonner un air ordonné -et le pire c'est que ça marche-, essuie violemment les traces noires qui maculent ses joues avant de frotter rageusement ses paumes l'une contre l'autre comme si ça pouvait les débarrasser des preuves de sa douleur. Je plonge mes yeux dans ses iris, inquiète d'y déceler encore quelque particules de chagrin, mais je n'y vois flamber qu'une colère presque aussi éclatante que la couleur de sa chevelure.
- Désolée Amandine. Je sais que je ne devrais pas être aussi faible.
- Tu sais, c'est là pour ça une petite soeur.Elle acquiesce mais je vois bien sur son visage qu'elle ne me croit pas. Je soupire presque. Elle m'adresse un regard gêné et je devine que je dois la laisser seule pour qu'elle efface les traces de sa "faiblesse". Je retiens un nouveau soupire et dépose son portable sur ses cuisses. À sa vue, ses yeux se voilent mais ils reprennent bien vite leur lueur de hargne. Je sors précipitamment de sa chambre si parfaite qui me met soudainement mal à l'aise.
Lorsque j'arrive dans le couloir, j'entends Romain lire à voix haute son encyclopédie géante sur les dinosaures, celle que Papa lui a offert à Noël. Ce brin de normalité passe un baume sur mon esprit inquiet. Je suis sur le point de sourire lorsqu'une bourrasque terriblement violente couvre ses bavardages. Je grimace. Raté pour cette fois.
Je redescends les escaliers qui grincent sous mes pas lourds. Je tente de retenir les larmes d'inquiétude qui commencent à chatouiller mes yeux mais rien y fait, quelques secondes plus tard elles dévalent mes joues. Et si Papa et Maman ne rentraient pas? Et si la tempête continuait? Est ce que je saurai vivre sans eux? Et Romain? Est ce qu'il pourra grandir sans eux? Que leur est il arrivé?
Le temps que j'arrive devant la fenêtre du salon, ma vision est tellement trouble que je me suis cognée trois fois contre des meubles divers. La douceur et la chaleur des couleurs ocres du salon m'obnubilent. J'ai envie d'arracher le papier peint tellement j'ai l'impression qu'il se moque de la peur qui enfle dans ma poitrine.
Quand enfin, j'arrive à prêter attention à l'extérieur, un énorme sanglot secoue ma poitrine à la vue des branches nues et brisées du chêne majestueux.
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Phobies
Science FictionLa radio grésille. Voilà quelques jours que les informations que nous essayons d'acquérir sont brouillées par le vent qui mugit là-bas, dehors. J'ai peur. Sylvenie et Romain aussi. Papa et Maman ne sont pas là. Je ne sais pas si on les reverra. ...