Quatrième Chapitre

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Je tiens les mains de Romain et Sylvenie si fort que j'ai peur de leur briser les phalanges. Nous rasons les murs, courrons quand nous sommes obligés de sortir a découvert en espérant ne pas être emportés par le vent qui câline nos nuques. Pour l'instant, tout à l'air calme mais nous savons bien qu'un changement peut s'opérer en quelques minutes à peine.

Le chagrin tire toujours les traits usés de Romain et Sylvenie. Je n'ai pas eu le courage de me regarder dans la glace ce matin, je ne sais pas vraiment avec quelle proportion mes cernes mangent mes joues. Cela fait trois jours que je n'ai pas trouvé la force de passer un coup de brosse dans mes cheveux. Chaque bourrasque de vent qui s'engouffre dans mes noeuds m'arrache un gémissement tant ils sont énormes.

Nous avons encore trois cents mètres à parcourir, c'est immense en pensant à la lenteur avec laquelle nous progressons. Je me mettrai bien à courir pour effacer la distance qui nous sépare du supermarché mais j'ai l'impression que Romain ne tiendrait jamais le coup.

Tout autour de moi est ravagé par les vents. La route est craquelée, les trottoirs morcelés, les arbres arrachés, les toits dépourvus de certaines de leurs briques, les buissons nus de leurs feuilles. Plus aucune voiture ne se risque sur l'asphalte brisée. Plus aucun passant ne s'aventure sur le goudron cassé. Le silence est tellement effroyable que nous n'osons pas le briser.

J'entends un arbre s'arracher au loin. Puis un autre craquement sonore plus près. Et encore un. Toujours plus proche. Je me mets à hurler et je tire Romain et Sylvenie en avant. J'entends les bourrasques qui gagnent du terrain tandis que nous piquons un sprint malgré les aspérités du trottoir.

Nous nous arrêtons devant une porte rose, et je me mets à frapper comme une forcenée sur le bois coloré. Je supplie de nous laisser entrer. Je sens le souffle des vents les moins forts contre ma nuque. Je hurle, bientôt imitée par Romain et Sylvenie qui s'écrasent désespérément sur la porte fermée. J'appuie sur la poignée, étonnée de ne pas y avoir pensé avant, et gémis lorsque je me rend compte que la porte est verrouillée. Je recommence, comme si l'énergie de mon désespoir pouvait l'ouvrir comme par magie.

Lorsque nous sentons des courants plus forts sur nos dos, nous savons que nous allons mourir. Nous nous écrasons contre la porte en même temps, comme si on espérait que le porche au dessus de nos têtes nous préservera des vents. J'attrape la main de Romain qui attrape celle de Sylvenie et je ferme les yeux. Je pense à mes parents. Qu'ont ils pensé quand le vent les a emportés? Est ce qu'ils ont continué à se battre contre la tempête ou est ce qu'ils ont abandonné? Je suis sûre qu'ils étaient courageux. Alors je le serai aussi, je suis sûre que cet ouragan est fait pour nous faire peur.

Le vent enroule ses bras musculeux autour de ma taille, de ma tête, de mes jambes, de mes bras. Je n'ai même pas le temps de hurler que je suis séparée de Romain et projetée dans un tourbillon aveuglant. Des branches percutent mon dos, ma poitrine, je suis aveuglée par une myriade de feuilles. Mais je pense à mon frère et à ma soeur. Je dois me battre pour eux.

Je me force à respirer calmement même si l'air entre trop violemment dans ma gorge et me fait tousser. J'essaie de comprendre comment fonctionnent les vents. Je rends la main. Je sens une brindille aiguisée arracher un bout de peau. Mon hurlement est emporté par le tourbillon.

Mais là, juste sous mes doigts, se trouve un courant qui semble mener aux vents faibles du tourbillon. Je m'arrache au vent qui m'emmenait vers l'intérieur du tourbillon dans un râle d'effort. Je ne sais pas si mes muscles résisteront à l'attraction de la bourrasque. Avec miracle, je sens que le vent m'emporte vers la vie.

Je soupire, soulagée et épuisée. Et puis, devant moi, surgit le corps désarticulé de Romain. Encore une fois, la tempête noie mon cri de terreur. Je sens mon corps protester lorsque je me force à quitter mon chemin sauveur pour rejoindre mon frère. Lorsque j'arrive dans son courant, je me cogne à lui si violemment que je vois des étoiles. Je l'entoure de mes bras, encore sonnée.

Je le sens abandonner, tous ses muscles se décontractent et sa tête se fait plus lourde sur mon épaule. Dans ma panique, je ne trouve pas d'autre solution que de lui administrer une gifle magistrale. J'ai besoin qu'il fasse des efforts s'il veut sortir de ces vents infernaux qui risquent de nous briser s'ils deviennent plus forts encore. Il semble comprendre le message et il se raidit en attendant mes indications.

J'attrape sa main et la plonge dans un courant contraire. Il hoche difficilement la tête et je sens qu'il se prépare à sauter dans le vent. Pour l'aider, je passe mes bras sous son dos et le pousse de mes maigres forces. Il parvient à attraper le chemin de la sortie. J'allais l'imiter lorsque je me rappelle de Sylvenie. Je sens mes muscles protester mais je la cherche des yeux.

Elle est là, à quelques mètres de moi, les yeux clos et les bras croisés sur sa poitrine comme si elle était déjà morte. Elle s'approche dangereusement du centre, mais je ne peux pas me résoudre à vivre sans elle. Je hurle son nom, et la chance fait que le vent le porte jusqu'à elle. Elle ouvre les yeux et se fait violence pour tourner la tête. Elle me regarde avec desolation et je lui fait signe de tendre la main. Si j'ai bien compris le fonctionnement de ce tourbillon, chaque courant descendant est entouré de deux courants ascendants et inversement.

Elle s'exécute et ses sourcils se froncent. Elle hoche la tête et ferme à nouveau les yeux. Quelques secondes plus tard, je la vois sauter dans le courant contraire et je pousse un soupir de soulagement. Plus que moi. Mais je n'ai plus vraiment la force de partir, est ce que maintenant que j'ai sauvé mes frères et sœurs je ne pourrais pas me laisser emporter par le vent? Sylvenie a seize ans, elle saura bien s'occuper de Romain toute seule... Non?

Et puis je pense à sa crise de larmes, à la crise de terreur de Romain et je m'oblige à sauter dans le courant à côté de moi. Je grimace lorsque je sens le tiraillement de mes muscles. Je grogne. Puis je sens le vent m'emporter vers Romain et Sylvenie et je sombre dans des ténèbres sucrés.

Je ne sais combien de temps plus tard, je me réveille, courbaturée comme si j'avais couru vingt marathons, le dos en compote. Je comprends que les vents m'ont brutalement posée sur l'asphalte morcelé. Je tourne la tête, même si mon esprit brouillé par la peur ressasse sans cesse les images du tourbillon. Je vois avec soulagement les silhouettes de Romain et de Sylvenie, roulées en boules.

Je sais qu'il faudrait qu'on parte vite d'ici, qu'on se trouve un abri au cas ou le tourbillon revienne nous chercher. Mais je suis tellement fatiguée. Et puis, Romain et Sylvenie sont inconscients encore. Pourquoi je me presserais?

Je cligne des yeux, avant de les fermer totalement. Je vais dormir. Des mains attrapent ma taille. Les images du vent qui enroulent ses bras autour de moi me reviennent et la terreur me fait hurler. Je crie à m'en briser les cordes vocales.

J'ouvre les paupières, et je vois un corps vêtu de blanc charger Romain sur son épaule. Ma vision se voile de fureur. Une deuxième personne s'est emparé de Sylvenie. Je sens qu'on me soulève. Je frappe le bras de toute mes forces, même si elles sont maigres.

Ça ne sert à rien, la personne qui me porte avance à la suite des deux autres. Une lumière bleue vive agresse mes rétines embrumées de sommeil. Je ferme à contrecœur mes paupières, comptant sur l'a-coup des pas de mon agresseur pour me prévenir d'un arrêt.

Mais il n'en est rien. On continue de progresser vers la lumière qui se fait de plus en plus intense. Un cri muet fait vibrer mes cordes vocales. Alors que j'ai l'impression que mes yeux sont en train de fondre, je nous sens tomber, encore et encore.

Je pense à nos noms prononcés par Inès. Est ce qu'Alice a pensé à ça elle aussi quand elle est tombée au pays des merveilles ?

J'ai peur.

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