Troisième Chapitre

21 3 26
                                    

Nous écoutons distraitement Inès, l'animatrice qui berce nos journées depuis une semaine, déballer la liste des victimes de la Tempête. Elle est chaque jour plus longue, et Inès la répète tant de fois qu'on connaît les premiers noms par cœur. Elle arrive à la fin de son discours morbide, on le sait bien parce qu'elle commence à peiner à articuler les noms. Ça lui fait toujours ça quand elle lit les derniers.

On ne sait même pas si elle s'appelle Inès, mais comme on en avait marre de l'appeler l'animatrice, on lui a inventé un prénom. Je ne sais plus qui de nous trois l'avons proposé, mais il lui convient bien je trouve. Plusieurs autres animateurs se relaient pour débiter un flot d'informations continu, mais c'est Inès qu'on préfère parce qu'elle s'efforce toujours de faire un peu d'humour et de nous rassurer après ses interventions tristes.

- Les dernières personnes à qui nous adressons nos hommages aujourd'hui sont Frederick et Marilyn Nopin, emportés par un tourbillon alors qu'ils tentaient de rejoindre leurs trois enfants. Nous adressons tout notre soutien aux proches des victimes, en espérant qu'ils continuent à nous écouter et à se battre pour survivre.

Nous mettons une poignée de minutes à assimiler les paroles d'Inès. C'est Romain qui comprend en premier. Il couine, horrifié, et cours se réfugier dans mes bras, assis à côté de moi sur le canapé en cuir blanc tâché par la peinture bleue que j'avais utilisé avec Maman pour faire un cadre pour ma maîtresse de CP. Avec Maman. Maman.

Je gémis à mon tour et enfouit mon nez dans la chevelure rousse de Romain. Un poids de plomb s'abat sur ma poitrine. Je ferme les yeux pour tenter de juguler les larmes terriblement douloureuses qui remplissent mes yeux. J'ai envie de hurler, de tout casser, de serrer mes parents dans mes bras. A la place, je m'agrippe à mon frère comme s'il est ma bouée de sauvetage. Mais malgré l'étreinte de ma sœur et de la tête de Romain contre mon épaule, j'ai l'impression de me noyer dans une mer douloureuse.

Des vagues de souffrance et d'incompréhension s'écrasent contre mon cœur et m'empêchent de respirer. Comme ankylosée, je comprends que je retenais ma respiration. J'avale une goulée d'air, et l'inspiration m'arrache un gémissement. Je veux sentir les mains de Maman dans mes cheveux. Je veux voir le sourire de Papa quand il me taquine à propos de la couleur de ma chevelure.

Je n'entends plus rien, je ne comprends plus rien. Je hurle au secours mais mes cordes vocales sont si faibles qu'elles ne produisent pas le moindre son. Tout mon corps est lourd et perclus de douleur.

Le temps s'écoule, aussi spongieux que mon esprit qui, empli d'incompréhension, me rappelle des tendres moments que j'ai partagés avec mes parents. Parfois, un souvenir d'une de nos disputes se glisse entre les images d'embrassade et je me demande s'ils savaient que je les aimais. Que je les aime.

Lorsque les rayons rougeoyant du crépuscule se frayent un chemin par la fenêtre malmenée par les vents, je me force à relever la tête. A force d'être restée prostrée dans cette position, tous mes membres sont engourdis par les courbatures. Je grimace mais ne dis rien. Je contemple les yeux bouffis de mon frère et les mains tremblantes de ma sœur. J'ai envie de me remettre à pleurer, à l'abris dans l'étau de leurs bras, mais on doit se secouer si on ne veut pas se laisser dépérir.

Romain et Sylvenie semblent comprendre ma volonté parce qu'ils se redressent tous deux. La fatigue ride désormais les coins de leurs lèvres, mais au moins leurs yeux ont-ils retrouvés cette lueur combattive qui m'a donné tant d'espoir durant cette semaine plus qu'éprouvante. Nous nous levons de concert, difficilement, la tête baissée et les épaules courbées. Le dos rond, nous nous trainons jusqu'à la cuisine. Partout dans le silence flotte la présence de Papa et Maman. Ils me manquent tellement fort que quand j'y pense, je me demande si leur absence va me tuer.

J'ouvre la porte du frigo, pendant que Romain fait tinter la vaisselle qu'il dispose comme à tous les repas, les assiettes en bouts de table pour Papa et Maman avec les plus grands verres, Sylvenie à droite parce que c'est là où elle a le plus de place, ce qui est normal puisqu'elle est l'aînée. Romain et moi sur le côté gauche, côte à côte, parce qu'on est les plus jeunes et qu'on a pas besoin d'espace. Même si maintenant, je me passerait bien des mains pleines de purée de Romain qui s'écrasent "accidentellement" sur mon jean. Enfin, à supposer que quelqu'un ai le cœur à faire de la purée maintenant...

Je me mets à maudire intérieurement cette foutue tempête tandis que je tends les ingrédients à Sylvenie. Le problème, c'est que quand je cherche le lait, ma main ne rencontre que du vide. Je me restreins donc à donner de la crème à ma sœur. Mais on ne peut plus se voiler la face. Si on ne veut pas finir par manger exclusivement des gâteaux secs et des conserves, on va devoir sortir.

J'imagine le corps de Romain, frêle et désespéré, emporté par les vents terriblement violents. Pourquoi se cantonneraient-ils à Maman et Papa ? Et Sylvenie ? Est-ce qu'ils arriveront à me l'arracher elle aussi ? Et moi ? Mais on n'a pas le choix, on ne va pas manger de la ratatouille à tout jamais en espérant qu'un jour la Tempête s'arrête.

- Sylvenie? Ma voix rauque de chagrin me fait grimacer mais je me force à continuer. Tu ne crois pas qu'il faut qu'on aille faire des courses?

Elle acquiesce silencieusement. Je regarde Romain. Il effectue des gestes mécaniques, comme si son cerveau s'était déconnecté de son corps pour survivre. Soudain, une idée me frappe. Avec un goût amer dans la bouche, je me rends compte que Romain n'a que dix ans. Comment va-t'il passer son adolescence sans parents? J'ai déjà commencé la mienne, je devrais pouvoir réussir à gérer, et Sylvenie est à deux ans de la finir. Mais malgré notre expérience, comment nous pourrons l'aider? Nous n'avons pas les mêmes problèmes à affronter.

Je dévisage mon frère. Il est sur le point de poser le verre de Papa lorsqu'il s'arrête, brutalement sorti de sa transe. Il fixe l'objet qu'il tient dans ses mains. Puis il regarde la place de Papa et Maman. Il cille. Et il se met à hurler, lâche le verre qui se brise dans un immense fracas. Il accourt vers la table et balaie d'un revers de main rageur toute la vaisselle qu'il a posé sur leur côté. Puis il se jette au sol en criant. Il s'écorche la joue droite avec un éclat de porcelaine mais il se met à se balancer.

Je réagis un brin trop tard. Ignorant les minuscules armes de verre, je me couche à côté de lui et l'entoure de mes bras. Sylvenie fait de même en face de moi, et nous le berçons le temps qu'il recouvre ses esprits. Lorsqu'il s'assoit, une lassitude qui ne devrait pas apparaître sur un visage si jeune défigure ses traits habituellement si fanfarons.

Ma soeur se remet à la préparation du repas, en silence, pendant que Romain et moi nous chargeons de balayer les débris de la crise de peur du jeune garçon. Je ferme les paupières, dépassée par les événements.

Lorsque, le ventre plein et l'âme vide, je remonte ma couette sur mon menton, je pense à nos crises de terreur, à Romain et moi. Si Sylvenie n'a encore jamais craqué, je doute qu'elle soit épargnées des terribles angoisses qui me serrent le coeur désormais. Si avant je pouvais me vanter de n'avoir aucune phobie, la Tempête a déclenchée en moi ses peurs viscérales.

Et je me dis que si nous n'étions pas là les uns pour les autres, nous sombrerions dans une folie paranoïaque.

Fière d'échapper à la démence, je sombre dans un sommeil agité de visions de mes parents à l'agonie, hurlant tandis que les bourrasques les entraînaient au centre du tourbillon, là où les vents soufflent tellement fort qu'il disloque les os de sa victime.

Bientôt, les vents souffleront tellement fort dans ma tête qu'ils disloqueront ma raison.

PhobiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant