Eliot, Alvie et moi sommes assis sur le lit du jeune homme, nos mains accrochées les unes aux autres plus étroitement que je n'aurais jamais osé le faire avec des personnes que je connais si peu avant mon arrivée ici. Ce contacte me fait énormément de bien, je suis soulagée de retrouver un peu de tendresse après les épreuves que j'ai vécues aujourd'hui. Nous ne disons rien, nos visages sont tournés vers le mur du dortoir en face de nous qui claire doucement.
Mon regard parcourt la salle, doucement, avant de s'arrêter sur la couchette vide d'Alvie. Et puis il monte d'un cran et je regarde la mienne, là bas à l'autre diagonale de la salle. Le lit d'Eliot est le premier près de la porte dans la rangée en face de la mienne.
Alvie a été la première à trouver comment résister au liquide orange. Elle a du attendre une semaine et deux jours pour qu'Eliot la suive dans son combat. C'est encore tout frais pour le jeune blond. Je sens ses iris bleus sur ma joue droite. Je presse sa main plus fort.
Nous n'avons pas avancé depuis que j'ai découvert grâce à Alvie que je n'étais pas la seule à être consciente. Pourtant, lors de nos séances de torture quotidiennes nous avons prêté attention à tous les détails, dans l'espoir vain de trouver un quelconque indice sur les Silhouettes Blanches ou sur le monde dans lequel nous avons atterri.
Alvie a suggéré hier que nous profitions de la nuit pour sortir du dortoir et chercher des autres résistants au liquide. Mais Eliot trouvait qu'on prenait trop de risques déjà et moi je n'osais pas alimenter la dispute, que ce soit d'un côté ou de l'autre. Même si j'avoue qu'une excursion nocturne me tenterait bien, j'aurais peut-être une chance de voir comment Romain et Sylvenie s'en sortent. Je ne doute pas du courage de Sylvenie, bien sûr, mais je doute qu'elle ait l'envie profonde de résister au sérum. Elle s'est toujours laissé aller, portée par la vie, ne se battant que pour des causes qui lui paraissaient profondément justes. Romain par contre est ingénieux. J'espère que durant les rares moments où nous ne sommes pas ankylosés par le sérum, durant les repas en somme, il inventera l'un de ses plans complètement géniaux.
Comme ils me manquent... Je n'ai jamais vraiment été une grande sœur poule mais je donnerais tout pour les serrer dans mes bras à nouveau, pour pouvoir pleurer dans leurs cheveux ou sentir les mèches rousses de Romain danser sur mon menton.
Je me concentre, beaucoup puisque ce langage m'est encore peu familier, et signe dans la main d'Eliot puis dans celle d'Alvie :
- Vous aviez des frères et sœurs ?
Je regarde Alvie froncer les sourcils, elle ne comprend visiblement pas pourquoi je pose cette question. Pourtant, c'est la première qui répond, pendant qu'Eliot, les yeux dans le vide, se perd on ne sait où. Il lui arrive souvent de se réfugier dans un monde qui n'appartient qu'à lui, et on ne sait pas vraiment si c'est un reste du sérum ou simplement les conséquences du choc d'avoir perdu tous ses repères.
- Non, j'étais enfant unique. J'ai toujours rêvé d'avoir une sœur jumelle, tu sais quelqu'un qui me comprendrait sans que j'ai besoin de lui dire quoi que ce soit.
J'ai fait danser mes doigts dans la paume d'Eliot, doucement, pour le sortir de son monde irréel.
- Et toi ? Tu as des frères et sœurs ?
- Un petit frère. Il est mort. Dans la Tempête. Je l'ai entendu quand ils l'ont dit à la radio. Il était parti faire des courses et j'ai eu trop peur de l'accompagner. Il était courageux. Moi non.
- Mais si, regarde, c'est toi qui résiste au sérum non ? Il en faut du courage pour oublier une torpeur bienfaisante pour une réalité compliquée !
- Oui, mais en attendant peut-être qu'avec moi il aurait pu survivre.Alvie est sortie de son mutisme et a demandé en chuchotant, comme si la question était trop importante pour ne pas être matérialisée par des sons.
- Comment vous êtes arrivés ici ?
J'ai frissonné en me rappelant des vents dans le creux de mes hanches, dans les cheveux roux de Romain, dans les vêtements sales de Sylvenie. J'ai frissonné en me rappelant de la tristesse qui avait serré mon cœur tellement que j'avais du mal à respirer, qui avait essoré mes yeux pour en tirer des larmes dont je ne connaissais même pas l'existence, qui avait détruit le peu de confiance que j'avais encore en l'avenir.
Mais je lui ai raconté quand même parce qu'Eliot a encore préféré fuir sa culpabilité et nous a laissées, assises en tailleur sur son lit, des fourmis plein les pieds à force de rester immobiles pour un horizon probablement éclatant, plein de joie, de lumières. Moi je lui ai raconté ma peine, la noirceur qui grignotait petit à petit le tronc du chêne. Moi je lui ai dit les crises d'angoisse de Romain. La voix d'Ines. Les fenêtres qui grincent. Et puis notre virée pour aller en course.
A son tour, Alvie m'a raconté son épopée. Elle était avec Maël, celui qui lui a appris la langue des signes manuelle. Ils se tenaient compagnie puisqu'ils s'étaient fait encerclés par la Tempête quand ils étaient en classe, après leurs cours respectifs pour partager un peu leurs lectures. Alvie aimait beaucoup Maël. Elle ne sait pas ce qu'il est devenu.
Les réserves d'eau de leur école se sont taries. La centaine d'étudiants qui avaient été contraints de rester à l'intérieur de l'établissement a commencé à braver les vents pour chercher de quoi assouvir ses besoins essentiels. Alvie et Maël aussi, après des heures de discussions tactiles. Alvie avait terriblement peur pour Maël, même si elle le savait parfaitement capable d'appréhender aussi bien qu'elle la force des vents.
La Tempête les a cueillis aussitôt qu'ils ont quitté l'enceinte de leur école. Alvie a hurlé. A appelé Maël. Mais personne ne lui a répondu. Personne. A part les vents qui mugissaient dans ses oreilles. Elle n'a plus jamais revu Maël. Il lui manque terriblement, presque plus que Sylvenie et Romain. Le frère d'Eliot doit terriblement lui manquer aussi.
- Alvie ? Je veux revoir mon frère et ma sœur. Demain soir, avec ou sans l'aide d'Eliot, il faut qu'on sorte. Je vais devenir folle sinon.
- Oui, et moi j'espèrerais apercevoir Maël. J'aimerais tellement savoir s'il est encore en vie...Nous sommes longtemps restées silencieuses. Eliot regardait toujours dans le vague. Une larme a roulé sur sa joue. J'ai lâché délicatement sa main, effleuré sa paume avec le bout de mes doigts avant d'essuyer la petite perle indolente de la pulpe de ma phalange. Je me suis sentie triste. Moi aussi je savais ce que ça faisait de perdre une partie de sa famille.
Les murs se mettent à luire faiblement. Je lâche à regret les mains d'Alvie et d'Eliot et je bondis sur mes pieds. Je grimace. De ma cheville à mes orteils, tout mon pied me brûle. Plus jamais je ne m'assiérai en tailleur. Je prends soin à dérouler toute la plante de mon pied sur le sol de verre, pour éviter de faire trop de bruit. Je grimpe maladroitement les barreaux qui mènent à ma couchette. Je me glisse sous mes draps. J'empoigne mon oreiller. Je le plaque contre ma bouche, presque au point de m'étouffer.
Le sourire de ma mère caresse mes cheveux. Le regard doux de mon père glisse tendrement sur mes joues. Je suis incapable de me rappeler des mauvais moments. Est-ce qu'ils savaient à quel point je les aime? Un éclair de douleur inonde de sel le tissu immaculé de mon oreiller. J'aimerais tellement me construire un monde imaginaire comme Eliot, y oublier mes problèmes. Y oublier que je ne sais plus qui je suis, pourquoi je ne me laisse pas tout simplement mourir pour oublier tout ça.
Ma gorge me brûle, mon cœur est un tesson brûlant qui marque ma poitrine de son empreinte de souffrance. Je dois découvrir la nature de ce qui m'a enlevé mes parents. Je dois me battre pour ça. C'est pour ça que j'existe désormais.
Demain tout commencera. En attendant, je m'endors pour quelques minutes, la joue pressée contre mes larmes.

VOUS LISEZ
Phobies
Science FictionLa radio grésille. Voilà quelques jours que les informations que nous essayons d'acquérir sont brouillées par le vent qui mugit là-bas, dehors. J'ai peur. Sylvenie et Romain aussi. Papa et Maman ne sont pas là. Je ne sais pas si on les reverra. ...