Second Chapitre

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Romain joue avec le bouton de la radio, distrait. Il tente d'enfourner sa tartine dégoulinante de confiture dans sa bouche mais il manque sa cible de cinq bons centimètres, les yeux dans le vague, et barbouille sa joue de la substance gluante et sucrée. Je lâche un de mes sempiternels soupirs. Le grésillement des ondes ronge mes nerfs déjà mis à rude épreuve par l'absence de mes parents. Avec un peu de chance, ils pensent simplement attendre que le vent se calme, mais j'ai de plus de plus de mal à y croire.

Sylvenie joue avec sa cuiller dans son bol de céréales, et le crissement que produit l'ustensile contre la porcelaine m'arrache un gémissement. Le grésillement. Le crissement. Ils résonnent de plus en plus dans mon crâne. Romain tourne le bouton. Sylvenie a posé un regard absent sur l'horloge en face d'elle. Je prends mon crâne entre mes mains et tente de me calmer. Une vague de terreur m'assaille. C'est de plus en plus fréquent depuis avant-hier, quand la tempête s'est déclarée.

Je sens mes membres s'engourdir. L'intérieur de ma tête bourdonne. Je me mets à pleurer. J'ai tellement peur de ne jamais savoir ce que mes parents sont advenus. De rester terrée ici pour toujours. De mourir sans jamais recevoir un signe de vie. J'ai peur. Terriblement.

Je m'entends à peine hurler. Je me lève brusquement, attrape ma chaise et la propulse contre le mur sur lequel est accrochée la pendule dont le tic tac régulier ne fait qu'accentuer mon sentiment d'horreur. J'entends le bois se briser et de la paille projetée par l'impact griffe mes chevilles. Je crie à nouveau et me recroqueville au sol.

Je sens les bras de Sylvenie autour de mes épaules, et les mains de Romain dans mes cheveux. Je tente tant bien que mal d'écouter les paroles rassurantes de ma sœur. De calmer ma respiration et de retrouver un semblant de confiance. Quand, enfin, les paroles de Sylvenie me paraissent claires, je me relève tout doucement.

Romain et Sylvenie m'entourent de leurs bras et je sanglote en reniflant dans leur étreinte. Je sais que je dois me montrer forte mais je suis tellement angoissée que j'ai du mal à regarder plus loin que le bout de mon nez. J'essaie tous les matins de faire attention à Romain et Sylvenie, mais je n'arrive que de plus en plus difficilement à calmer mes inquiétudes.

Lorsqu'ils sont sûrs que la crise est passée, ils reprennent leurs activités, toutefois quelque peu différemment. Sylvenie se force à avaler quelques unes de ces céréales qu'elle trouve trop fades et Romain regarde les numéros qui défilent sur l'écran de la vieille radio de leur père avec l'espoir de se rappeler d'une chaine d'informations. J'attrape une autre chaise, en ignorant délibérément celle que j'ai envoyé valser.

Le petit déjeuner se finit sans le crissement de la cuiller de Sylvenie et dans le babillement de la radio de Romain. Nous filons nous asseoir en silence dans le canapé du salon, mus par un espoir que nous savons vain que les pixels se débarrassent de leurs couleurs noires et blanches pour nous afficher un des visages de nos présentateurs détestés. Quand nous étions petits, Romain, Sylvenie et moi nous amusions à élire les présentateurs avec le débit d'élocution le plus soporifique. Chacun sa définition de l'amusement...

Les cris d'agonie du poste de télévision se mêlent à ceux de la radio que Romain tient serrée contre son cœur. Je grimace, déçue. Je me lève, éteins l'écran et regarde tristement mon frère et ma sœur. Cette dernière sort son portable de la poche arrière droite de son short de pyjama. Elle attend que je les rejoigne. Elle compose le numéro de Maman et nous nous agglutinons autour d'elle. Un bip retentit dans le silence étrange du salon. Et puis un son nous signale que le réseau est trop instable pour passer un appel.

Malgré tout, elle tape le numéro de Papa. Même succession d'évènements. Je regarde le vent qui mugit au dehors par la fenêtre qui n'en mène pas large. Je ne peux même plus m'accrocher à la silhouette rebelle du chêne puisque ses racines ont cédé hier soir. Je vois seulement le reste de son tronc meurtri et quelques branches brisées qui gisent sur le trottoir. J'ai presque envie de pleurer.

Occupée à contempler tristement la silhouette de l'arbre abattu, je n'entends que vaguement le cri de triomphe de mon frère. Ce n'est que quand il commence à me secouer l'épaule que je réagis. Je le regarde brandir fièrement la radio au dessus de sa tête et entamer une danse de la victoire en me demandant confusément d'où viennent les voix que je ne connais pas.

Puis un éclair de lucidité traverse mon esprit et je me mets à exulter moi aussi. Je bondis sur mes pieds, et commence à danser avec Romain. On va savoir ce qu'il se passe! Enfin! Sylvenie nous fusille du regard et nous nous calmons. Avec fébrilité, nous nous asseyons sur le tapis, juste en face de la jeune femme bien qu'un peu plus bas qu'elle. Les ondes restent très instables, alors le discours de l'animatrice est mangé par les grésillements qui m'emplissent l'esprit depuis deux jours.

- De nombreuses disparitions... Tempête... Morts... Système de portail... Restez... Fenêtres fermées.

Cette déclaration n'a fait qu'accentuer ma soif de savoir et troubler un peu plus les battements saccadés de mon cœur. Je grimace. La voix de la femme commence tristement à énumérer des prénoms et des noms de victimes. Nous nous figeons, tiraillés entre l'envie d'entendre le nom de nos parents pour savoir ce qui leur est arrivé et le besoin essentiel de conserver l'espoir de les revoir un jour.

Mi soulagés mi déçus, la femme passe au topic suivant sans annoncer les noms de Marilyn et Frederick Nopin. Romain attrape avec le plus grand soin le poste de radio et le pose délicatement sur la table basse. Il baisse le son pour que la voix ne produise plus qu'un bruit de fond pour nous permettre de nous rappeler qu'on a un lien avec le monde extérieur, aussi mince et instable soit-il. Du haut de ses dix ans, il regarde ses sœurs dans les yeux et annonce ce qu'elles pensent tout bas.

- Papa et Maman ne sont pas morts. A nous de survivre maintenant.

Une vague de fierté se déverse dans ma poitrine et remue chaleureusement chaque centimètre carrée de peau et d'organe qu'elle trouve. Je regarde les iris verts de mon frère pétiller d'une volonté nouvelle. Il passe sa main dans ses cheveux, attendant notre approbation. Je quête la réponse de ma sœur. La douleur semble s'être effacée de son visage, mais je sais trop bien à quel point elle est retorse. Toutefois, elle acquiesce d'un minuscule signe de menton.

Je sais bien que je n'ai pas le choix. Il faut qu'on réussisse à attendre les parents. Mais j'avais peur pour Romain et Sylvenie. Et si une nouvelle crise de panique déferlait dans mon corps et me poussait à leur faire du mal? Tout au fond de moi, je sens une force nouvelle envahir mes muscles. Je relève le menton, et hoche la tête aussi assurément que j'en suis capable.

Nous sommes donc tous les trois prêts à résister à l'angoisse. Tant mieux, parce que j'ai l'impression que cette tempête incroyablement longue sert à ça.

Nous faire peur je veux dire.

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