Le bateau s'éloignait, ses voiles claquant dans la nuit noire. Seule la lune d'argent, dont le reflet éclairait les vagues, était témoin de son méfait. Dans une coursive du sombre navire, des hommes entraînaient une jeune fille ; elle se débattait dans leurs bras. Ils l'avaient surprise au milieu de la nuit, tandis qu'elle dormait après une dure journée passée dans les champs avec sa mère adoptive. Le grincement de la porte branlante l'avait réveillée et les mains puissantes avaient étouffé ses cris tandis qu'on l'entraînait à travers le village endormi. On l'avait jetée dans une embarcation et réduite au silence d'une gifle. Elle s'était recroquevillée au fond de la barque durant tout le trajet. On l'avait fait monter à une échelle de bois le long du flanc d'un navire et des bras musclés l'avaient soulevée par-dessus la lisse de couronnement. Un chuchotis furieux l'avait accueillie :
— Encore une foutue elfe ! Qu'est-ce qu'il veut en faire ?
— Prends ça et tais-toi !
La lune s'était reflétée sur le métal de quelques pièces. La jeune fille avait trébuché quand on l'avait tirée par les bras. Les hommes avaient ignoré ses pathétiques tentatives de résistance, et la bouche noire des coursives l'avait avalée.
Au plus profond du navire, les lugubres chemins étaient éclairés par de rares lanternes qui engendraient des ombres redoutables sur les visages des hommes. La jeune fille regardait ses pieds, en état de choc.
Dans une petite pièce insignifiante, ils révélèrent une trappe dissimulée sous un tapis crasseux. Ils poussèrent la jeune fille au bas de l'échelle. Elle étouffa un cri de douleur. Avant qu'elle eût pu se remettre sur ses pieds, ils la tirèrent sans ménagement vers le mur du fond et l'y assirent. Ils accrochèrent ses poignets à des bracelets rouillés qui pendaient de la paroi.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? chevrota-t-elle.
Une nouvelle gifle la cueillit au coin de la mâchoire. Sans un mot, ils s'en allèrent, et le claquement de la trappe résonna longtemps dans ses oreilles. Terrifiée, Kiarah étudia la pièce. Sombre et humide, celle-ci ne comportait qu'un vieux feu follet qui flottait avec mollesse dans une lampe en verre, éclairant à peine la cellule. Une odeur de moisi lui piquait le nez. Le froid perçait sa chemise longue, s'insinuait sous sa peau et lui glaçait le sang.
Un tintement sur sa gauche fit bondir son cœur dans sa poitrine. Elle attendit quelques secondes et le bruit se fit de nouveau entendre. Transie de peur, elle distingua une silhouette assise contre la paroi. C'était un jeune homme, les cheveux clairs et le nez fin, qui atteignait à peine la vingtaine– elle l'estima plus vieux qu'elle de trois ou quatre ans. De longues et fines oreilles qui dépassaient de ses cheveux et formaient un angle droit avec son crâne. Un autre elfe ! Aussi loin de leur royaume natal ! Il portait une tunique et un pantalon beiges déchirés et tachés de sang. Des ecchymoses et des coupures marbraient sa peau très pâle. Sa respiration, à peine audible, tremblait. Il bougeait de temps en temps de façon involontaire, en proie à de mauvais songes.
Kiarah avait craint de se retrouver seule ; la présence de l'autre elfe atténuait sa terreur. Bien qu'elle eût mille questions à lui poser, elle s'en abstint. Il avait l'air si mal en point ! Elle sursauta lorsqu'il gémit. Il grimaça, étendit une jambe puis ouvrit ses yeux vert foncé, qui semblaient presque noirs dans la pénombre. Ses paupières lourdes lui résistaient.
Kiarah laissa échapper un sanglot ; il se tourna vers elle dans un sursaut. Leurs regards se croisèrent. Dans le silence de la pièce, le temps sembla se suspendre. Les yeux ronds comme des soucoupes, le garçon étudia la frêle créature au visage ravagé par les larmes et aux os saillants. Puis son regard s'adoucit :
— Je suis désolé...
Et sa voix était si désespérée que Kiarah fut incapable de retenir ses larmes plus longtemps.
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Les Terres de l'Aube _Tome 1 : Minuit [PREVIEW - Terminé]
FantasyJadis, les Terres de l'Aube furent ravagées par les Aakshas, ces monstres venus d'un autre monde. Aujourd'hui encore, les effets de la guerre se font ressentir. Kiarah et Arkaën sont bercés depuis leur enfance par ces histoires horrifiantes. Cette n...