I/ Rencontre (2/4)

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— L'Hisebh.

Tout le monde en connaissait la sinistre réputation : un navire pirate insaisissable, constamment entouré d'un écran de brume. Il hantait les océans des Terres de l'Aube depuis des décennies ; toutes les tentatives de l'arrêter s'étaient soldées par un échec cuisant. Jamais il ne faisait escale, on racontait même que les marins étaient des fantômes, des esprits vengeurs. Les bateaux marchands qui croisaient sa route ne revenaient presque jamais au port, et les passagers relataient alors des histoires trop confuses pour être prises au sérieux. Quant aux bourgades côtières qui se trouvaient sur sa route, elles étaient pillées dans un silence surnaturel ; on retrouvait les corps égorgés de ceux qui avaient eu le malheur de sortir durant la nuit. On n'avait vu de lui qu'une silhouette floue, parfois le bout d'un mât ou d'une voile émergeant du brouillard. La pire de toutes ces rumeurs était celle qui affirmait qu'un aaksha se cachait en son centre, rescapé du massacre de la Guerre des Terres et bien décidé à se venger.

Arkaën réprima un sourire devant l'air horrifié de sa compagne. Il avait eu la même réaction, lui aussi. Toutefois, après des mois passés dans ses entrailles, l'Hisebh avait perdu une grande partie de son mysticisme. Les soi-disant marins fantômes étaient de simples humains, brutaux et frustres comme il en existait partout. Quant à la brume... Arkaën était persuadé qu'il s'agissait de wansi : l'énergie surnaturelle avait la réputation de pouvoir faire à peu près n'importe quoi, du moment que son invocateur était assez puissant.

Après des heures à lutter contre l'épuisement, Arkaën finit par sombrer. Kiarah résista à son envie de le réveiller. Discuter avec lui l'avait rassurée ; maintenant que le silence était retombé, elle pouvait entendre des craquements lugubres et d'autres bruits plus ou moins créés par son imagination. Un sommeil agité l'emporta ; elle s'éveilla plusieurs fois, déboussolée, persuadée d'être coincée dans un cauchemar. Et pourtant la réalité la rattrapait, alors de grosses larmes débordaient de ses yeux.

Plus tard, la trappe s'ouvrit sur deux marins à la musculature impressionnante. La lanterne qu'ils tenaient éblouit les prisonniers. Kiarah se fit toute petite, craignant qu'ils ne vinssent pour la tuer. Pourtant, Arkaën était d'une sérénité troublante : il leur adressa à peine un regard avant de retourner à sa somnolence. Les hommes tenaient des écuelles remplies d'une bouillie informe et de l'eau.

Les marins les détachèrent puis les surveillèrent avec attention. Mal à l'aise, Kiarah se frotta d'abord les poignets avant de lorgner d'un œil sceptique le bouillon croupi. Elle mangea du bout des lèvres, dégoûtée de voir que la faim avait annihilé toute retenue chez Arkaën.

— Je t'ai entendue pleurer, murmura le garçon une fois qu'ils furent seuls.

Embarrassée, Kiarah détourna la tête.

— Ne sois pas gênée, fit-t-il d'une voix douce. Tu sais, je n'ai pas arrêté les premiers jours.

Comme elle le comprenait ! Elle renifla dans une vaine tentative de se maîtriser. Arkaën était là depuis des mois... combien de temps resteraient-ils prisonniers ? Elle eut une pensée pour sa pauvre mère qui découvrirait sa couche vide en se réveillant.

— Tu crois que ta famille te cherche ?

Si Arkaën fut surpris par la question soudaine, il se renfrogna aussitôt. Ce ne fut pas un éclair de tristesse qui traversa ses yeux tandis qu'il serrait les mâchoires.

— Ça m'étonnerait. Ils devaient plutôt être contents que je disparaisse du jour au lendemain. Je comptais partir de toute façon...

Kiarah préféra laisser tomber le sujet qui ravivait ses peines et ses craintes. Arkaën constata que ses paroles avaient de nouveau blessé la jeune fille. Quel imbécile ! Il chercha quelque chose à dire, un trait d'humour pour alléger l'atmosphère, mais rien ne lui vint. Il était trop inquiet : Kiarah était sa première compagne d'infortune. Il savait ce que les marins lui réservaient, et l'angoisse le submergeait rien que d'y penser. Personne ne devait subir les mêmes vices que lui. Surtout pas elle. Cela la briserait, il en était certain.

Dans son cœur, une flamme s'embrasa :

— Je n'ai peut-être pas envie de rentrer chez moi, mais je te jure que nous quitterons bientôt ce maudit navire. Je te ramènerai à ton village, à ta mère, et tout ça ne sera plus qu'un désagréable souvenir.

Kiarah le considéra un long moment sans oser espérer. Puis la promesse se fraya un chemin jusqu'à son esprit désespéré et elle décida d'y croire. Son visage rayonnant réchauffa le cœur du jeune homme mais elle se rembrunit bien vite.

— Comment tu comptes –

Le claquement du loquet résonna dans la pièce, la faisant bondir. Le cœur d'Arkaën se glaça. « Non... » Ils revenaient déjà... Il n'y survivrait pas. Pas cette fois.

— N'aie pas peur, eut-il le temps de souffler avant que la trappe ne pivote.

Trois marins sautèrent à bas de l'échelle ; l'inquiétude de Kiarah monta en flèche. Elle s'imaginait déjà jetée en pâture aux hommes. Le plus grand des humains lui accorda un regard brillant d'un éclat évocateur. Elle ferma les yeux et rentra la tête dans ses épaules, comme si cela effacerait leur existence.

Pourtant, c'est d'Arkaën qu'ils s'approchèrent. Ils le tirèrent sur ses jambes tremblantes – la station debout lui provoqua un haut-le-cœur – puis hors de la cellule sous l'œil impuissant de la jeune fille. Le marin lui jeta une dernière œillade avant de refermer la trappe.

Arkaën clopina sur sa jambe ensanglantée, appuyé de tout son poids sur les hommes qui le traînaient. Ils n'avaient pas esquissé le moindre geste vers son amie... pour le moment.

La peur prit Kiarah à la gorge. Elle tira sur ses bracelets comme une forcenée puis abandonna, les bras brûlants, et se résigna à patienter. L'attente fut une torture ; le temps passait lentement dans cette pièce noire et sans bruit et les idées noires de Kiarah tourbillonnaient sans fin. Elle ne pourrait supporter la captivité sans lui.

Enfin, la trappe s'ouvrit. Incapable de prendre pied sur l'échelle, Arkaën s'écrasa sur le sol dans un faible grognement. L'un des marins jura, sauta à ses côtés et le traîna près des chaînes. Du sang frais imbibait la tunique et le menton du jeune homme. Cette vision retourna l'estomac de Kiarah. Il papillonna des yeux quand sa tête heurta le bois puis elle retomba lourdement.

Dès que les marins furent partis, Kiarah l'appela sans cesse, effrayée de ne pas avoir de réponse. Ses yeux entrouverts étaient vides et sa respiration sifflait. Alors que, désespérée, des larmes humidifiaient de nouveau ses joues, la vision du jeune homme s'éclaircit.

— Ne pleure pas, souffla-t-il.

— Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?!

Arkaën n'avait plus la force de répondre à ses questions. Il ferma les yeux, las, et la jeune fille pleura de plus belle.

Les Terres de l'Aube _Tome 1 : Minuit [PREVIEW - Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant