3.3

249 73 7
                                    

Huit mois après l'anniversaire de son copain, quand la date du sien arrivait enfin, Théo aimait toujours autant les pirates. Heureusement. Et il avait gardé le numéro de Trébuchet : sa maman avait appelé le pirate pour lui demander d'animer l'anniversaire. Moi, je n'étais pas au courant. Je venais simplement chez ma sœur, quand j'ai croisé Nora qui en sortait. Elle portait les mêmes chaussures que la dernière fois, mais cette fois les lacets étaient bordeaux, comme son long manteau. Et elle avait des collants noirs ; noirs comme son serre-tête brillant qui lui donnait un air de princesse. Encore une nouvelle version d'elle : mais je l'ai reconnue. Et je me suis souvenu. J'ai commencé à lui parler, ça m'a semblé naturel à ce moment là. Elle se souvenait de moi elle aussi. Elle venait de rencontrer ma sœur, et elles avaient convenu ensemble de l'organisation du goûter d'anniversaire de Théo, qui aurait lieu deux semaines plus tard. Je ne voulais pas la laisser partir cette fois. Je ne pensais pas que la revoir était un signe du destin ou quoi que ce soit. C'est juste que je me disais « Pourquoi pas ? » Je lui ai demandé si elle voudrait aller à la patinoire avec moi ; c'est la première chose qui m'était passé par la tête. Elle a eu l'air d'hésiter et j'ai vraiment cru qu'elle allait refuser. Elle avait l'air tellement nerveuse que j'ai failli lui dire « Désolé » et m'en aller. A la place elle a dit : « Pourquoi pas ? ça fait une éternité que je n'y suis pas allé. »

Deux jours plus tard, je la retrouvais devant la patinoire. Elle était assise sur un banc, en train de se débattre avec les pages d'un livre de psychologie, qu'elle essayait de tourner tout en portant des gants. Ça m'a fait rire. J'ai dû agiter les mains devant elle pour qu'elle me remarque. Je lui ai demandé : « Pirate, philosophe, psychologue... Alors, qui est-tu ? » Elle a rigolé, et m'a répondu : « Je viens de réaliser, je ne connais même pas ton prénom. Je m'appelle Nora. » Ce qui ne répondait pas à ma question. « Je m'appelle Jules. Je suis le tonton de Théo, ça je crois que tu le sais déjà, mais peut-être pas en fait. Je fais une fac de langues ; anglais surtout. Plus tard, quand je serais grand, je voudrais donner des cours d'anglais à des enfants, ou bien être traducteur, ou les deux à la fois. Après tout tu as raison ; peut-être que ça n'en dit pas plus que mon prénom. Dans tous les cas ça ne te dit pas qui je suis, mais c'est déjà un début. »

Elle a encore rigolé, mais a répondu à ma question cette fois : « J'étudie la littérature. J'adore lire, et je voudrais écrire. La philosophie et la psychologie, je lis ça pour m'amuser. La fiction aussi remarque : même quand c'est pour les cours c'est quand même pour m'amuser. Je pense que si on choisit d'étudier quelque chose qui ne nous amuse pas du tout, c'est qu'on a mal choisi d'une certaine manière. Enfin non pas forcément, mais ce n'est pas un choix que je voudrais faire moi en tout cas. La piraterie, c'est juste un petit boulot à côté, mais c'est aussi pour m'amuser. Noah est un voisin, et je le garde assez souvent, puis quand sa maman a proposé d'animer son anniversaire, on a choisi ce thème pirates. Je ne pensais pas que j'aurais d'autres demandes. J'aime bien jouer la comédie. Je voudrais écrire du théâtre. Pas seulement du théâtre mais du théâtre aussi. J'adore les enfants aussi ; je crois que c'est parce qu'ils n'ont pas d'attentes spécifiques, ils te laissent être qui tu es. C'est plus facile qu'avec les gens en général. Avec les enfants je me mets pas comme ça à faire des monologues ininterrompus où je parle super vite et où on ne comprend rien de ce que je dis. Je fais ça quand je suis nerveuse. Enfin des fois je fais ça aussi quand je suis à l'aise. Mais là c'est parce que je suis nerveuse. Peut-être qu'après tout ça répond mieux à la question comme ça, si la question c'est de savoir qui je suis. »

On a continué de parler dans la file d'attente. Puis, au moment où elle a dû se déchausser pour enfiler les patins à glace, elle a retiré ses gants et j'ai vu ses mains. C'est seulement à ce moment que j'ai fait la connexion : le prénom Nora, les études de littérature, le vernis à ongles vert. Après tout, ça faisait une éternité que je n'avais pas entendu Emile parler d'elle. Elle a vu que je regardais ses ongles. Elle m'a dit : « Le vert est ma couleur préférée. Pas tous les verts, mais le vert sapin. Ça me rappelle Noël. Je portais toujours du vernis vert à la période de Noël : dès que mon regard se portait sur mes mains je me rappelais que c'est se moment de l'année où tout le monde est heureux, et ça me faisait sourire. Et puis je me suis dit : Pourquoi réserver ça à la période de Noël ? Alors maintenant je porte du vernis vert tout le temps ; pour me rappeler d'être heureuse. C'est quoi ta couleur préférée ? » J'ai répondu « Orange » et c'est là qu'elle m'a demandé « Pourquoi ? », ce à quoi je n'ai pas su répondre. Alors, à la place, je lui ai dit pourquoi j'avais été si surpris par le vernis. Je lui ai dit que je connaissais Emile et qu'il avait parlé d'elle, que je connaissais Florian et qu'il avait parlé d'elle, et que je n'avais jamais compris comment elle avait pu être les deux filles à la fois mais que maintenant que je la connaissais je commençais à comprendre. Alors elle m'a expliqué, et on a continué de parler en patinant. Puis, d'une certaine manière, on n'a plus jamais arrêté (de parler, pas de patiner).

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant