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Après avoir appris que les deux filles n'étaient qu'une et eu un résumé succinct des péripéties Florian-Nora, et jusqu'à la rencontrer moi, je n'avais plus entendu parler de Nora. Emile avait abandonné l'idée d'être avec Nora ; un peu avant d'abandonner ses sentiments pour elle. Mais jamais il ne lui avait demandé pourquoi. Florian, lui aussi, s'était vite résigné à l'idée qu'entre eux deux ça ne collait pas. Ça ne s'est pas fini par cette « discussion » que je racontais plus tôt : ils étaient restés amis. Nora dit qu'ils n'ont jamais été autre chose, mais bon encore une fois ce n'est qu'une question de terminologie. Ils avaient des « rendez-vous », elle savait qu'il pensait à elle autrement qu'en amie, et il savait qu'elle le savait. Mais ils n'en avaient jamais parlé vraiment : le mot n'avait pas été lâché avant cette fameuse discussion. D'une certaine manière, il lui avait dit qu'il l'aimait seulement au moment où cela cessait d'être vrai (si ça l'a jamais été ; encore une fois question de terminologie). Pour Florian, il y avait une solution à chaque problème. Et face à ce problème là, renoncer à l'idée d'être avec elle semblait une solution plus simple que continuer d'essayer. Voilà comment il voyait les choses. Et demander à Nora pourquoi elle ne voulait pas de lui ne lui serait pas venu à l'esprit. S'était-il seulement demandé si elle l'aimait ? Tout ce qu'elle lui avait dit, c'est qu'elle n'aimait pas sa façon (à lui) de l'aimer (elle). Comme elle n'aimait pas la façon d'Emile de l'aimer (elle).

Nora avait d'abord apprécié la façon d'Emile de la regarder, de la voir. Puis, très vite, elle en avait souffert. Parce qu'elle avait l'impression de mentir, de n'être pas entière. Elle avait beau tout faire pour les lui montrer, il ne voyait pas ses insécurités. Il la plaçait sur un piédestal, et elle s'y sentait piégée, prisonnière de ce rôle qu'elle ne pouvait s'empêcher de remplir. Si elle se devait d'avoir toujours raison, à qui pourrait-elle parler de ses doutes ? Si elle se devait de n'être pas vulnérable, sur quelle épaule se pencher pour pleurer ? L'admiration d'Emile devenait un poison, qui avait pour effet un immense sentiment de solitude, et dont elle se sentait coupable d'apprécier le goût. Certainement, elle n'avait pas ce problème là avec Florian. Avec lui elle pouvait être elle-même, partager ses craintes. Mais elle ne s'était pas rendue compte au début, que Florian lui offrait son affection sans lui donner son estime. A la seconde où elle avait commencé à le ressentir comme ça, à la seconde où il avait commencé à jouer les Pygmalions, elle n'avait pas pu faire autrement que de se sauver de là. Même si elle comprenait ses raisons. C'est comme s'il s'était considéré lui-même comme un objet cassé, qui aurait cherché un autre objet cassé pour se sentir moins seul, tout en persistant à vouloir les réparer l'un et l'autre. Comment pouvait-il l'aimer s'il la trouvait cassée ? Les choses sont très simples en fait : Emile la considérait comme supérieure, Florian comme inférieure, et j'ai été le seul à la placer sur un pied d'égalité. Bien sûr, on est différents elle et moi : il y a des choses sur lesquelles je prends l'avantage et d'autres où c'est elle. Qui se soucie de faire le compte ? Qui pourrait décider des pondérations de toute façon ? On a tous les deux décidé de se considérer comme égaux, et on pense tous les deux que c'est la meilleure façon de s'aimer.

Nora n'aimait pas leur façon de l'aimer. Mais, la connaissant, cela n'aurait pas été un obstacle insurmontable si elle avait aimé l'un d'eux, si elle avait choisi d'aimer l'un deux. Si elle avait voulu être avec l'un, si elle avait persévéré, il aurait fini par la voir comme elle aurait voulu être vue, fini par l'aimer comme elle méritait d'être aimée. Je suis capable de voir ses possibilités qui auraient pu être. Emile, au fil du temps, finissant par reconnaître les vulnérabilités de Nora et les acceptant comme faisant partie d'elle, voyant le charme qu'elles recèlent et la beauté qu'elles lui confèrent en la rendant humaine. Florian, apprenant à s'aimer lui-même en même temps qu'il se met à l'aimer elle, Nora lui montrant qu'il n'y a rien de mal en lui et qu'il n'a aucune raison de se cacher. Bien sûr, je ne peux pas le dire avec certitude, mais ça aurait été une possibilité. Et je ne dis pas ça de gaîté de cœur : je préférerais penser que je suis le seul avec lequel elle pouvait être heureuse, qu'ils ne lui convenaient absolument pas, que rien n'aurait été possible. Après tout, c'est bien ce qu'ils se disent eux : que rien n'aurait été possible. C'est pour ça qu'ils avaient accepté si facilement que Nora les rejette. Pour Emile, le refus de Nora signifiait qu'elle n'était pas celle qui lui était destinée. Il considérait qu'on ne contrôle pas ses sentiments, que l'on ne choisit pas de qui l'on tombe amoureux, et que l'on ne contrôle pas plus qui tombe amoureux de nous. Alors, si Nora ne l'aimait pas, il n'y avait strictement rien qu'il puisse faire contre ça. Pour Florian, le refus de Nora signifiait un échec : le comportement qu'il avait adopté envers elle n'était pas celui qui aurait été adapté, maintenant il l'avait perdue et il n'y avait plus rien à y faire. Bien sûr il aurait pu chercher à rattraper ce qu'il considérait comme une erreur, mais il préférait mille fois passer à un autre jeu, un dans lequel il pourrait être irréprochable depuis le début. Pour Florian, Nora était un problème trop compliqué et le jeu n'en valait pas la chandelle. Emile et Florian pensaient tous les deux que plus rien n'était possible. Et ils n'avaient pas tort ; ils se trompaient juste sur la raison.

Rien n'avait été possible parce que ce n'était pas ce que Nora voulait elle. Peut-être que l'on ne contrôle pas ses sentiments, mais je suis persuadé qu'ils étaient de ceux pour qui elle aurait pu avoir des sentiments, que quelque part dans l'univers la possibilité avait existé. J'aimerais penser qu'elle n'avait jamais existé, que ces éventualités avaient toujours été exclues de l'univers de possibles, que j'étais la seule éventualité pour elle. Mais ce n'est pas l'impression que j'ai. Nora avait envisagé ces possibilités. Elle s'était imaginés les futurs qu'elle aurait choisi en les choisissant eux, et elle avait rejeté ces futurs. En refusant ces futurs, elle s'en était choisi un autre. Même si elle ne savait pas encore ce qu'elle choisissait, ce qui l'attendait, au moins elle savait ce qu'elle refusait. Ou elle croyait le savoir, croyait pouvoir le prédire. Je suis même un peu jaloux de ces univers parallèles. Enfin, je pourrais l'être si elle avait voulu de ces univers là. Mais elle les avait vus et elle leur avait dit non. Elle avait choisi une autre voie ; celle qui lui a permis de me rencontrer moi. Alors : pourquoi ? je pourrais dire tout simplement parce qu'elle ne les aimait pas, ou parce qu'elle savait qu'elle ne pourrait pas les aimer. Et ce serait vrai d'une certaine manière. Mais je crois que si elle ne pouvait pas les aimer c'est parce qu'elle ne voulait pas des futurs qu'ils représentaient, des relations qu'elle aurait pu avoir avec eux. Bien sûr, son refus n'avait pas été le fruit d'un raisonnement : il avait été issu d'un sentiment, d'une absence de sentiment, d'une intuition, d'une préférence. Mais Nora était comme ça : elle avait besoin de chercher les raisons. Elle avait besoin de comprendre les raisons de ses intuitions, de ses sentiments, de ses impressions, de ses préférences ; elle avait besoin de se les expliquer. Si Emile et Florian lui avaient demandé ses raisons, elle les aurait envoyés balader en leur disant qu'on n'a pas besoin de raisons pour ne pas aimer quelqu'un, que c'est pour aimer quelqu'un qu'on a besoin de raisons. Mais pour elle-même, elle se devait de trouver les raisons, ou du moins de les chercher. Il y a toujours des raisons à tout : c'est ce en quoi elle croit. Alors elle cherchait à s'expliquer ses choix, sans pour autant les remettre en question un seul instant.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant