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La veille, c'était Maëlle qui était venue dîner. Je ne l'avais pas réalisé avant, mais en un sens Florian et elle se ressemblent beaucoup au fond. Même si par rapport à la sincérité ils ont des attitudes inverses. Maëlle est, comme Florian ; affublée d'une certaine tendance au mépris. Si vous voulez mon avis, c'est le problème des gens qui pensent qu'il y a une bonne réponse, ou une bonne façon d'agir : parce que ça sous-entend qu'il n'y en aurait qu'une seule. Ça n'aide pas beaucoup à être tolérant, ou à apprécier les différences. Maëlle, à la différence de Florian, dit toujours la vérité. Elle trouve le jeu des vérités stupide parce qu'elle n'a pas besoin de ça pour dire ce qu'elle veut dire. Si elle veut dire quelque chose elle le dira. Elle trouvera toujours quelqu'un à qui dire tout le mal qu'elle pense d'Untel ou Untel. Je la connais depuis qu'on a trois ans et j'adore jouer l'avocat du diable, alors ce n'est vraiment pas un problème pour moi qu'elle soit comme ça. Ça me fait plus rire qu'autre chose. Et puis elle a beaucoup de qualités admirables. Sa sincérité est rafraîchissante : elle ne va pas forcément dire spontanément tout le mal qu'elle pense de toi, mais si tu lui demandes elle te le dira, et si tu commences à un peu trop l'agacer elle te le dira. Elle a un avis sur tout et n'hésite pas à l'exprimer : si tu n'es pas d'accord avec elle, elle considèrera que tu as tort mais que c'est juste tant pis pour toi. Elle ne t'obligera pas à te rallier à son avis. Par contre tout ce que tu fais, tout ce que tu dis, affectera l'opinion qu'elle a de toi. Elle peut te détester un jour et t'estimer le lendemain, comme elle peut te retirer son estime en un instant. Au moins, elle est disposée à changer d'avis.

Vraiment, je trouve Maëlle admirable de toujours dire ce qu'elle pense. Je préfère son attitude à la fausseté de Florian. Mais il faut concéder que, comme pour lui, le fait qu'elle pense ce qu'elle pense est parfois irritant. Elle manque d'indulgence à l'égard de l'humanité. Elle a du caractère et c'est très bien ; mais elle semble déterminée à sans cesse vouloir montrer et démontrer qu'elle en a. Elle prend la première occasion venue pour montrer qu'elle n'est pas une fille qui se laisse faire, et sort les crocs au premier mot qu'elle pourrait interpréter comme allant à son encontre (ou à l'encontre de l'une de ses multiples opinions). Pour elle, la vie est un théâtre où elle reste, envers et contre tout, concentrée sur son rôle (celui d'une fille sûre d'elle ?) et sur le fait de ne jamais en sortir. Je n'aurais jamais cru pouvoir penser d'une personne qu'elle est trop elle-même, et pourtant avec Maëlle c'est le cas. Le problème c'est qu'avoir une image de soi très précise et la surjouer, je ne sais pas si ça s'appelle encore vraiment être soi-même. C'est juste une autre façon de trop se soucier de l'opinion du monde : la dernière chose que Maëlle voudrait c'est de passer pour une petite créature soumise et fragile. Elle se soucie de leur opinion mais à sa façon : elle se refuse de jouer les hypocrites pour se faire bien voir des uns et des autres, mais elle se soucie trop de l'image qu'elle renvoie. Et, du haut de sa magnifique force de caractère, elle a juste oublié une chose : de ne pas se mettre à mépriser tous ceux qui ne sont pas comme elle. Elle aurait pu chercher à les comprendre, et découvrir qu'eux aussi sont des êtres humains, qu'ils regorgent de complexité et d'une richesse insoupçonnée. Elle aurait pu réaliser qu'aimer nécessite parfois plus de force que détester, et que l'enthousiasme qu'elle semble perpétuellement se refuser n'a rien d'une denrée méprisable. Elle aurait pu ouvrir son cœur à la vie et à tous ceux qui sont différents d'elle, en restant pourtant tout aussi forte qu'elle l'est. Peut-être qu'elle aurait moins paru l'être, mais elle l'aurait été tout autant. Mais elle n'a pas fait le choix d'être comme ça, et si elle l'avait fait elle n'aurait pas été Maëlle. Peut-être qu'elle le fera un jour : elle a encore le temps de changer. Peut-être aussi qu'elle changera d'une façon différente de celle que j'anticipe ou souhaite.

Nora pense que Maëlle et Emile iraient bien ensemble. Quand elle m'a sorti ça, je lui ai répondu de se contenter d'être l'auteur de sa propre vie, de celle de ses personnages, et de ne pas essayer de devenir l'auteur de celle des autres. Elle a des idées comme ça Nora, qui semblent sorties de nulle part. Mais elle a toujours des arguments derrière. Son premier argument est le suivant : Maëlle est tout à fait le genre de fille d'Emile, celles qu'il trouve « admirables ». Du coup, elle se demande pourquoi il ne l'a pas remarquée quand ils faisaient du tennis ensemble. Quelle question stupide ! Peut-être parce qu'il était obnubilé par elle à l'époque. Son deuxième argument est le suivant : Emile ferait du bien à Maëlle. Et effectivement avec quelqu'un comme lui elle pourrait trouver l'équilibre que j'estime lui faire défaut, une certaine modération de ses penchants les plus saillants. Si elle l'aimait lui, ce serait signe qu'elle reconnaît la valeur de la différence. Et il lui apprendrait à ne pas tout détester. Nora me fait vraiment rire parfois. Voyez vous, parfois elle dit les choses aussitôt qu'elles surgissent dans son esprit, avant même qu'elle ait pris le temps de terminer d'étudier l'idée. Bien sûr elle a des arguments, mais elle occulte les contre-arguments, qu'elle a oublié de chercher. Elle aurait réfléchi un peu plus, elle aurait vu que ça ne pourrait jamais coller entre Emile et Maëlle. Nora a raison dans le fond : ce serait probablement un couple harmonieux s'ils étaient ensemble. Mais c'est impossible d'en arriver là : ensemble. Il faudrait que Maëlle change du tout au tout avant ; ça serait plus la conséquence que la cause d'un changement.

Si Emile n'a pas remarqué Maëlle, ce n'est pas juste à cause de Nora selon moi. C'est surtout parce que Maëlle trouvait Emile inintéressant. Il n'a jamais eu l'occasion de découvrir sa personnalité du coup. A l'époque où on faisait du tennis, elle ne prenait même pas la peine de lui parler ou de montrer qu'elle a du caractère, parce qu'elle n'en avait rien à faire de ce qu'ils pensaient d'elle Florian et lui. Elle se contentait de jouer au tennis, de nous reprocher notre immature jeu des vérités, et d'attendre assise avec nous sur le banc en écrivant des SMS à son copain de l'époque. Et Emile a eu de la chance que ça se passe comme ça : parce que si Maëlle s'était intéressée à lui ça aurait été pour le déprécier. Maëlle méprise le manque de caractère comme Florian méprise le manque de préoccupations intellectuelles. Et bon, Emile n'est pas vraiment l'être le plus pourvu de caractère du monde. Pas d'après la définition de Maëlle en tout cas ; certainement pas. C'est ce qui fait qu'il serait probablement très bien pour elle ; et c'est surtout ce qui fait qu'elle ne voudrait jamais de lui. Si vous voulez mon avis, c'est là tout le problème d'Emile : il faudrait qu'il change son genre de fille, ou qu'il change son caractère. Non vraiment, c'est à croire qu'il recherche la tragédie, à vouloir systématiquement le type de fille qui ne s'intéresserait pas à lui. Je ne compte plus les fois où c'est arrivé ses dernières années. Parfois il tombait sur une perle : une fille comme Nora, qui a du caractère mais que ça n'empêche pas d'être capable d'apprécier quelqu'un comme lui. Mais, alors, quand il trouvait une de ces filles, soudain il voyait en elle des choses qu'il n'avait pas vues avant et elle ne lui plaisait plus. Voilà ce que je pensais le jour où Nora a suggéré de jouer les entremetteurs. Et voilà comment j'ai convaincu ma chère fiancée d'abandonner cette idée ridicule.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant