mardi, 01 novembre 2016, 03h02_
Je cours. Je ne m'arrête pas. Je suis essoufflé, et au bord de l'évanouissement.
Je sais pas quelle heure il peut être, je n'ose pas prendre le temps de jeter un regard à l'écran de mon portable. Je sais pas où je suis, mais je cours droit devant moi. Au fond, ça m'empêche de penser à autre chose, de laisser les trois clowns revenir hanter mon esprit complètement embrouillé.
Je veux juste dormir. C'est pas grand-chose, bordel. Mais je sais que je ne dormirai pas tant que je n'aurai pas retrouvé les autres. C'est tout ce qui importe à présent. Je me fous de ce que ces pédés penseront de moi au collège désormais. Il faut qu'on s'en tire vivants.
Je tourne à droite à une petite fontaine desséchée et mal entretenue, longe la vitrine d'un magasin de rugby, puis saute une barrière de bois qui ferme l'entrée d'un jardin public.
Je traverse les carrés de pelouse à toute vitesse, puis m'arrête à hauteur d'un banc en bois, juste sous un lampadaire ancestral. Je m'y assois, reprends mon souffle, sors une petite bouteille d'eau de mon sac et bois à grandes gorgées. Je sais que cette petite pause est la pire des initiatives à prendre, mais j'ai besoin de me poser. Je jette enfin un œil à l'écran rayé de mon iPhone. 3 h du mat'. Putain, cette nuit de malade ne finira jamais...
Je suis exténué. J'ai la tête perdue dans le nuage de vapeur qui s'est formé devant moi et s'agrandit à chacune de mes expirations saccadées.
Mes nouvelles pompes sont défoncées, je les ai bien salopées. Je ne vois même plus leur couleur, à cause de la tonne de boue que j'ai réussi à foutre dessus. Mon jean aussi est dégueulasse, et je l'ai déchiré en enjambant une clôture. Mon t-shirt Hollister part en cacahuète, on dirait la serviette de table de Barthélémy. C'est nickel.
J'ai toujours froid même après ma course folle. J'essaie de me concentrer encore un peu sur l'état actuel de mes vêtements de clochard, ça me permet de me vider l'esprit.
Soudain, un craquement de branche me fait sursauter.
Je saute sur mes pieds, mon sac à la main. Une montée d'adrénaline affole mon cœur. Je tourne la tête dans tous les sens, m'attendant à voir un clown tueur sortir d'un buisson et me sauter dessus avec sa tronçonneuse.
Un nouveau craquement. Allez, c'est plus drôle, bordel !
Je sais pas si je dois crier "Ohé, c'est qui derrière le buisson ?", ou si je dois me taire, histoire que le clown ne me remarque pas s'il ne m'avait pas encore vu.
Mais lorsque je vois la tête de Tomma émerger des buissons épineux, je lâche un putain de soupir de soulagement. J'ai bien cru que mon cœur allait lâcher !
Je lui tends la main et l'aide à s'extirper des branchages. Il me remercie, et s'assoit sur le banc.
Il a l'air aussi essoufflé que moi, et ses joues sont couvertes de sang séché. Je m'assois à côté de lui, et je lui raconte ma fuite sur le dos d'Anselme, sa chute sur la place publique, ma planque dans le local à poubelles, puis ma course solitaire jusqu'ici. Il m'écoute sans rien dire, mais je crois qu'il est trop fatigué pour comprendre ce que je lui dis.
Il est aussi bien sapé que moi. Cheveux à la one again, t-shirt Adidas en aussi bon état que mon Hollister, pantalon transformé en short. Je suis tellement content de le revoir, là maintenant, vivant...
Il me raconte à son tour sa super soirée. Hugo, Ferd et lui se sont cassés en skate après l'arrivée des trois clowns sur la petite place publique où nous étions tous regroupés. Ils sont passés par toutes les rues en descente qu'ils connaissaient, histoire de semer le clown qui les coursait, puis ont continué à rouler le plus loin possible. Ils sont arrivés dans un petit village de campagne complètement abandonné, se sont planqués dans une vieille ferme, se sont fait choper par leur poursuivant qui les avait retrouvés, ont réussi à se casser par une fenêtre sans vitre, mais Tomma n'a pas été suivi par Hugo et Ferd. Il a continué à cavaler jusqu'à cracher ses poumons, puis il s'est fait rattraper par le clown à perruque bleue, encore une fois. Il a fait une pause à l'entrée du jardin public, assis sur la barrière en bois, puis m'a vu grâce au lampadaire.
Quand il a fini de raconter son truc, il y a un gros blanc. On sait pas quoi dire, on réalise ni l'un ni l'autre ce qui se passe là. On se serre la main, on se lance, pour la énième fois, des "ça va ?", "fait froid, hein !".
On se bouffe un Twix. Je me sens fort de faire ça alors qu'on est en danger de mort permanent. Ça fait tellement de de bien, bordel. On est à deux, on est plus tout seul. L'espace d'un instant, j'ai l'impression d'être invulnérable et que plus rien ne peut nous arriver. On ne dit rien, mais on est hyper heureux de se retrouver.
J'avoue qu'être là, juste assis sur un banc en bois moisi, sous un lampadaire pété qui éclaire à peine, je sais pas où, avec juste Tomma, pendant que trois clowns à tronçonneuses nous cherchent dans toute la ville, c'est vraiment bien.
On est vivant, bordel, vivant !
On souffle un bon coup. Le ciel est toujours aussi noir, mais deux-trois étoiles percent à travers les nuages. Je me surprends moi-même à faire gaffe à ce genre de trucs de philosophe. Mais si je peux être moins con une fois avant de crever...
Je vois la Lune, elle me fait penser aux yeux de Cassiopée.
Je suis littéralement congelé, mais j'ai l'impression que l'air me rafraîchit. Je me sens moins épuisé, et je sais qu'il va falloir se remettre à courir.
Je pense à Cassiopée comme je n'ai jamais pensé à elle. Elle est sûrement avec Jess, c'est ce que j'espère...
La pause a assez duré. Je passe les bretelles de mon sac à dos, et Tomma se met en route devant moi. On sait toujours pas où on va et surtout où on doit aller, mais rester exposés à un même endroit pendant trop longtemps n'est pas une bonne idée. D'ailleurs, je me demande si on a déjà su quoi faire une seule fois depuis hier soir...
On enjambe à nouveau la barrière du jardin public, et on s'élance dans la nuit froide.
Cassiopée m'inonde entièrement. Je ferme les yeux en imaginant l'odeur de son parfum.
C'est bon d'être vivant...

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Coulrophobe
Action«Actualité : Qu'est-ce que la "coulrophobie" ? La coulrophobie désigne une peur exagérée des clowns. Un phénomène qui prend de l'ampleur, depuis que des personnes déguisées en personnages de cirque; vêtus de costumes excentriques et bari...