v. Les colombes pleurent

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C'était un soir. Le salon était faiblement éclairé par une lumière orangée. Élias était là, lisant.

Quelqu'un frappa à la porte, on entendait des sanglots.

Il ouvrit.
Un homme se tenait devant lui, la désolation ravageait son visage. Il était courbé et portait au creux de ses bras une petite fille. Son regard vert était perdu quelque part, elle était immobile, en paix. Un coquelicot pleurait sur son visage.
Le sol se déroba sous les pieds d'Élias, et le monde s'effondra.
Soledad.
Il secoua la tête, ça n'était pas vrai, ça ne pouvait pas l'être. Son visage s'affadit brusquement. Sa vue se troubla, il était silencieux, l'orage battait sur son visage. Ça ne pouvait pas être vrai.
L'homme tenant la fillette dans les bras brisa le silence.

«Elle a croisé le chemin d'un groupe malintentionné et... Oh Élias je l'ai trouvée sur la route, je n'ai rien pu faire.»

Sa voix s'étrangla. Il venait annoncer à un père que sa petite fille venait d'être tuée, une douleur lui brûlait la gorge.

Ensemble, ils passèrent la nuit à pleurer. Nour était là aussi.
À l'heure rouge, ils s'en allèrent enterrer leur fille et lorsque le jour fut levé, il partirent, emportant Victor.

Il n'avait cessé de demander où était sa sœur, alors on lui avait dit que Soledad avait dansé si fort qu'elle était montée jusqu'au ciel et que là, les anges l'avaient accueillie à bras ouverts.
Il avait compris, mais n'avait pas parlé.
Ce jour même, ils prirent la voiture et roulèrent. De Damas jusqu'Alep, en une journée ils arrivèrent aux frontières turques.
On leur demanda de l'argent, trop d'argent. La petite famille récemment amputée ne savait à qui faire confiance, ou que faire.
Le coeur serré ils confièrent leurs économies à un homme qui leur promit de les amener jusqu'en Grêce.
L'homme en était un d'honnête, il tint parole et deux mois plus tard, ils avaient traversé la Turquie.
Ils embarquèrent alors sur un bâteau surchargé de personnes dans la même situation qu'eux. Ils eurent peur, peur de voir la mer les engloutir, peur de ne jamais revoir la terre ferme. Ils étaient si nombreux à bord de ce bateau, à tout moment les flots pouvaient l'embrasser et les faire disparaître à jamais.
Mais tout se passa comme prévu par un heureux miracle et ils marquèrent Athènes de leurs pas. Ils se retrouvèrent sans plan, sans idées. Et encore une fois, un homme les conduisit, leur prenant plus d'argent qu'ils n'auraient dû en dépenser. Et puis ils se retrouvèrent vite en Macédoine où leur seule possibilité était de marcher. Alors ils marchèrent, jours et nuits, les jambes explosées par la fatigue, la tête crevée par la tristesse.
Et tout sembla s'accélérer lorsqu'ils atteignirent la Serbie. À bord du bus de l'espoir ils virent l'Europe défiler sous leurs yeux. Ils arrivèrent à Paris en train et firent une demande d'asile.

Moralement exténués, le ciel ne leur était jamais apparu aussi beau. Le bruit de la brise était l'hymne de leur délivrance.

Ils obtinrent ce qu'ils désiraient tant et purent s'installer là où les colombes ne pleuraient pas.

Mais on ne refait jamais sa vie, on la continue seulement, et rien ne s'arrête quand on le décide, le passé ne s'efface pas. Alors le fantôme de Soledad continua de les hanter.
Tout allait changer à présent.
Tout allait changer.
Et tout changea.

C'était étrange désormais, la famille semblait privée de soleil.
Parfois, la chanson favorite de Soledad passait à la radio, ils se regardaient, souriaient tristement et baissaient les yeux, le coeur vide.
Les nuits étaient courtes à présent.
On dormait peu.
Et l'été vint, triste à en mourir.
Plus rien n'avait de sens.
Le ciel était bleu, trop bleu. On aurait dit qu'il se moquait d'eux.

Élias ne dormait plus vraiment, parfois le soir il s'en allait marcher, et il ne revenait qu'au matin, les yeux rougis et gonflés.

Nour se forçait à sourire, elle voulait réconforter sa petite famille mais les deux autres savaient qu'elle aurait voulu prendre un avion et monter si haut qu'elle aurait pu embrasser sa fille à travers les étoiles.

Et Victor, oh victor...
Il regardait souvent ses pieds et ne parlait plus beaucoup. Il avait enfermé en lui toutes ses belles histoires, tous ses éclats de rire. Il les avait rangés quelques part en lui et restait silencieux.

Lorsque quelques mois furent passés, Élias prit une décision.
Il refusait de laisser sa famille se détruire ainsi, la vie devait continuer.
Alors il se mit à écrire à propos de sa vie, de ses souvenirs heureux, de sa rencontre avec Nour, de ses joies et de ses peines.
Il demanda à cette dernière et à son fils d'écrire également, il était persuadé que cela leur ferait du bien.
Et ils écrivirent.

Les mots furent leur thérapie. Et bientôt, ils se trouvèrent heureux, car Soledad s'était remise à vivre avec eux. On allait même jusqu'à inventer des situations, des souvenirs, et le bonheur vint les trouver, à nouveau.

Un jour de pluie, le ciel innonda leur petit appartement et emporta toutes les lettres, tous les écrits.
Il n'en restait plus que quelques uns, mais qu'importait, maintenant ils le savaient, Soledad était et serait.

Elle n'était plus accompagnée de larmes, non.
Elle était ce bouquet de fleurs posé sur la table, elle était ce ciel bleu, elle était ce jour heureux.

Quelques temps après l'inondation, Nour trouva dans un coin un dessin de Victor. On y voyait Soledad danser sur des nuages. Elle sourit. Alors elle alluma la radio et changea la chaîne jusqu'à en trouver une qui diffusait de la musique, elle grésillait légèrement, mais cela n'avait aucune importance.
Et elle se mit à danser. Au beau milieu du salon. Elle suivait le rythme et laissa son corps se consumer. Elle dansa sans même reprendre son souffle.

Les voisins la prirent probablement pour une folle ce jour là, mais elle était sûre et certaine que quelque part, peu importe où elle était, Soledad souriait.
Et les colombes aussi.

soledad ou les jours heureux.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant