Chapitre 5 : Mémoire, mémoire...

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Ce trajet fait désormais partie des petits moments exceptionnels. Inoubliables. On est à l'étroit à l'arrière de la petite voiture de Julian. Les garçons sont à l'avant, et nous, les quatre filles, nous nous serrons à l'arrière. Julian est le seul à avoir son permis, et puis de toutes manières, nous n'avons qu'une voiture cinq places, ce qui ne nous laisse pas trop le choix. Heureusement, la route jusqu'à la maison d'Aubeverte ne dure pas plus d'une heure trente, Julian me l'a assuré. Nous avons déjà fait plus de la moitié du voyage et je sens l'excitation montée en moi. Je souris bêtement depuis plusieurs minutes, le nez collé à la vitre froide. Les paysages sont gris et mouillés, les essuies glaces bougent en rythme, pourtant, une sensation de chaleur m'envahit. Julian tapote le volant sur le tempo de la musique qui résonne dans l'habitacle, même Noah a l'air d'apprécier, il fredonne les paroles. Thaïs s'est endormie depuis peu sur mon épaule, Maë et Elie entament leur énième partie de « pierre, feuille, papier, ciseaux ». Je me délecte de cet instant où je me sens vraiment vivante, sans aucune appréhension pour l'avenir. Je ne pense qu'au moment présent, je pense que j'aimerais bien que le trajet soit un peu plus long, tout compte fait.

Quelques minutes plus tard Julian quitte la départementale pour s'engager sur un chemin de terre qui serpente entre les bois. Ça me rappelle vaguement quelque chose. La route est en très mauvais état et les secousses finissent par réveiller Thaïs. Nous roulons au pas pendant encore quelques minutes avant que le portail n'apparaisse devant nos yeux. Julian coupe la musique et mes frères et sœurs se retournent d'un même mouvement vers moi. Je suis la seule à ne pas avoir mis les pieds ici depuis près de dix ans. J'en ai pourtant eu l'opportunité il y a un an, lorsque ma fratrie a décidé de vérifier l'état de la maison, à l'abandon depuis si longtemps. À cette époque, je n'étais pas encore prête à affronter ce lieu et les éléments du passé qu'il protège. Notre maison de vacances. Une petite maison de pierre perdue au milieu de la campagne d'Aubeverte. Nous nous y rendions très souvent avec nos parents. C'était un peu comme notre refuge. À l'abri de tout, de la  ville, des gens, des soupçons. Aujourd'hui je suis prête.

Je descends de la voiture et me dirige vers le portail. Il a pris dix ans. Sa peinture vert d'eau s'écaille quand je pause la main dessus et il émet un bruit de délivrance quand je l'ouvre en grand pour laisser passer la voiture. Elle disparaît à gauche, derrière les arbres, là où se trouve la maison que je ne peux pas voir d'ici. Je referme le portail et me frotte les mains laissant tomber quelques écailles de la vieille bête. Je me demande si les volets aussi perdent leur couleur.

Je marche lentement en direction de la maison, j'observe les feuilles dorées qui se détachent des arbres dans un souffle. La terre humide de l'allée qui s'accroche à mes baskets et le ciel gris qui menace nos têtes. Enfin, j'aperçois les fleurs fanées dans les jardinières en pierre qui entourent la maison et le lierre qui grimpe sur les murs. Je m'arrête en bas des deux petites marches qui mènent à la porte entrouverte et je lève la tête à m'en faire mal à la nuque. Et je souris, parce que oui, la peinture des volets s'écaille. Je le savais.

La bâtisse est vieille, usée mais je suis contente de la retrouver. Cette maison c'est un peu comme une vieille amie et, comme toutes les vieilles amies, elle a beaucoup de chose à me raconter. Je le sens.

Élie passe sa tête par la porte d'entrée et m'appelle. Je me décide enfin à franchir le seuil. Nous nous retrouvons tous les six dans la grande entrée.

-Alors ? Me demande Élie, me fixant avec insistance.

-Ça n'a pas changé, je murmure en admirant les lieux.

Ils pouffent de rire à ma remarque, puis chacun s'éclipse pour décharger et ranger ses affaires.

Je reste immobile quelques instants face au grand escalier en colimaçon qui dessert les deux étages. Je monte les marches une par une, laissant ma main gauche glisser sur la rampe. Combien de fois nous sommes nous courus après dans cet escalier ? Les souvenirs se réveillent lentement dans ma mémoire au son du grincement des marches. Noël. Nous passions toujours Noël à Aubeverte. Papa achetait le plus grand des sapins et le plaçait dans l'entrée, juste à coté de l'escalier, ainsi il nous suffisait de gravir les marches pour décorer l'énorme arbre de fête qui montait jusqu'au deuxième étage.

Eux et NousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant