Et voilà. Nous y sommes. Première heure de classe de l'année scolaire. Première heure en tant qu'Avalon Durand. Je suis assise ni tout à fait au fond, ni tout à fait au milieu. En revanche, je peux dire que mon premier conseil à moi-même est tout à fait un échec. Le bureau attenant au mien est vide. VIDE. Ce n'était pourtant pas dur : arriver dans les premiers, s'asseoir et avoir l'air agréable pour que quelqu'un choisisse la place d'à coté. Sourire, engager la conversation et le tour est joué.
Il faut croire que je n'ai pas l'air agréable. Après tout, rien de plus normal, ils ne me connaissent pas. Si seulement ils savaient de quoi je suis capable.
Je n'échappe pas à l'éternelle fiche de renseignement distribuée par notre professeur principal. Je me motive mentalement en attendant la feuille, mais quand cette dernière me fait enfin face, je bloque. J'hésite. Pourtant, je sais ce que je devrais mettre : la vérité.
Je devrais marquer, d'une écriture fluide et lisible, l'identité que mes parents m'ont donnée à la naissance. Avalon de Berry. Ce prénom et ce nom, un peu particuliers, qui ne m'avaient jamais dérangée jusque-là, et qui, au contraire, me rattachaient à mes parents, à l'idée que je me faisais d'une famille. Je devrais inscrire le chiffre 5 dans la case «frères et sœurs».
Mais alors je devrais aussi expliquer que je vis dans un petit appartement, à la limite de la ville, avec ma sœur aînée et mon plus jeune frère. Que le reste de ma famille, soit mon grand frère et mes sœurs cadettes -des jumelles- , ne vivent pas avec nous pour ne pas attirer l'attention sur notre fratrie. Que je vis dans la peur depuis l'assassinat de nos parents et que les personnes qui leurs en voulaient, nous en veulent à présent, à nous, leur descendance. Pour ce qu'ils nous ont transmis. Plus qu'un don, bien plus que ma faculté à contrôler l'énergie électrique : des mots dans un carnet, des paroles à double sens chuchotées dans l'ombre, des idées devenues des convictions. Une cause pour laquelle ce battre, c'est ça qu'ils nous ont transmis. Et c'est de l'amour, car la cause à défendre n'est autre que nous. Nous ne sommes pas seulement une fratrie, nous représentons les derniers Extradoués, les vrais, pas ces traîtres qui salissent notre nom.
C'est pourquoi nous devons nous cacher, et pourquoi je dois mentir, car tant que nous seront en vie, ils n'auront pas gagné. Et j'ai promis à mes parents que je ne les laisserai pas gagner. Je ne laisserai personne détruire ma famille.
Mais je sais aussi que, parfois, la vérité est incompréhensible. Personne ne me croirait. Pire, ce serait les mettre sur notre trace si cela venait à s'ébruiter. Alors je mens. Et pendant que j'inscris ces mensonges sur ma fiche, j'ai conscience que mentir est devenu une de mes habitudes, ou du moins, une de ses habitudes. À cette fille que je ne suis pas, cette nouvelle identité que je dois être. Cette Avalon Durand qui vit dans un petit appartement, à la limite de la ville, depuis la mort de ses parents dans un accident de voiture. Ou encore, cette fille unique, orpheline émancipée, dont la difficulté du deuil excuse l'absence de projet et d'implication dans ses études. Oui, désormais, c'est elle que je dois être, cette personne au passé trouble mais à l'avenir tout tracé, que l'on pourrait résumer en un mot : survivre.
Je tends ma fiche au professeur sans même la relire, elle est certainement bourrée de fautes et sale. Mon stylo fuit, je le réalise trop tard : mes doigts sont déjà plein d'encre. Je frotte mes mains frénétiquement mais rien n'y fait. J'ai un goût horrible dans la bouche, une impression étrange, comme si je venais d'assassiner quelqu'un. Je frotte, plus fort, je veux enlever ce sang que j'ai sur les mains. Mon sang. Mon histoire, que je suis contrainte de renier.
⚡⚡
11h32. Le prof nous a lâchés plus tôt que prévu. Je prend le bus et me rend chez Julian, il habite près du port, dans les nouveaux HLM, avec Elisa et Thaïs. Le port de plaisance de Sainte-Victoria est tout petit, seuls les plus riches peuvent y amarrer leurs bateaux. Le quartier est très agréable, car refait depuis peu. On ne peut pas dire la même chose de mon quartier, il est beaucoup plus excentré et moins charmant, mais je m'y suis faite.
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Eux et Nous
Teen FictionL'existence d'Ava était plutôt paisible, jusqu'à la Division. Elle avait six ans, des parents aimants et était la troisième d'une fratrie de six enfants. Plutôt banal ? Cela aurait pu l'être si elle n'avait pas possédé, comme ses frères et soeurs...