*** Hera ***

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La gardienne de l'immeuble montait lentement la volée de marches en fausses tomettes rougeâtres. Elle s'arrêta pour souffler une minute sur le palier du deuxième. C'était le pire à ses yeux. Mais quand on était arrivé là, il ne restait plus qu'à continuer ou à redescendre péniblement pour remonter plus tard. "A la guerre, comme à la guerre", comme disait sa grand-mère. Ca faisait dix ans qu'elle se disait qu'elle devait arrêter de fumer, et chaque fois qu'elle était obligée de monter au quatrième, elle se faisait cette promesse à nouveau.

Elle reprit son ascension après la minute de pause réglementaire . Au troisième, les Martin avaient encore mis leurs poubelles sur le palier plutôt que les descendre directement au local. Le type qui faisait le ménage allait encore avoir du boulot supplémentaire. Tant pis pour lui, après tout, il était mal payé pour ça mais il était payé quand même songea la gardienne.

Au quatrième, elle prit une nouvelle minute de pause pour reprendre son souffle. Pas question d'apparaître devant un occupant sans un minimum de dignité. Ne serait-ce qu'au cas où il faudrait rappeler une des règles de la copropriété à l'occupant. C'est le genre de choses qu'on ne fait pas si on ne présente pas bien soi-même.

La concierge sonna à la porte du quatrième droit. Madame Costas était propriétaire. Depuis plus longtemps que la concierge ne pouvait s'en souvenir. D'ailleurs, de mémoire, elle avait toujours vécu là. "Elle fait partie des meubles", comme disait sa grand mère. La gardienne entendit le grand clac de la serrure trois points et la porte s'entrouvrit de la largeur de la chaînette en acier qui en bloquait l'ouverture.

"Madame Costa? Sussurra mielleusement la gardienne, C'est moi, je vous amène une lettre, ça va vous amuser.

_ Une lettre qui va m'amuser?" La voix de madame Costa était grave, comme si elle venait d'apprendre une très mauvaise nouvelle. Dans le fond de l'appartement, on entendait le bruit de deux personnes qui parlaient d'inceste sur un fond de musique triste. Madame Costa était sûrement devant sa série du matin. Ce n'était pas le meilleur moment pour la déranger.

"C'est un courrier qui est arrivé pour vous il y a cinquante ans. Le facteur l'a déposée mais la lettre a glissé derrière le meuble des boîtes à lettres. Et ce matin, comme l'entreprise venait pour changer les vieilles boîtes en bois pour les remplacer par des toutes neuves en métal, la lettre est tombée par terre. C'est un des ouvriers qui est venue me l'apporter. Regardez."

La gardienne tira de sa poche de blouse une enveloppe de petit format, toute jaunie, sur laquelle l'adresse du bâtiment et le nom "Madame Costa" étaient écrits à la main. Marie Costa prit l'enveloppe et la considéra avec un air de surprise. "Regardez le timbre. 1967. 30 centimes de francs. Vous vous rendez-compte? Ce que ça ferait en euros?".

Madame Costa ne releva pas cette dernière question purement oratoire. Non, elle ne se rendait pas compte et n'avait pas envie de compter. Sa télévision l'attendait. "Je ne savais pas que vous étiez déjà dans l'immeuble en 67. Je vous imaginais plus jeune.

_ C'était sûrement ma mère. Madame Costa, ça pouvait être elle aussi.

_ Ah ben oui, je n'avais pas pensé. Dites, j'espère que c'est pas une facture. Sinon, bonjour les arriérés.". Ravie de sa petite sortie humoristique, la gardienne recula de deux pas, près de l'escalier :"Bon allez, c'est pas tout ça, mais j'ai encore du travail. A plus tard madame Costa. Je vous amènerai la clé de la nouvelle boîtes aux lettres demain matin.

_ A plus tard". Madame Costa referma la porte et le grand clac des serrures résonna alors qu'elle verrouillait l'accès à son appartement.

"Cette vieille vache ne m'a même pas offert un café." Pensa la gardienne.

Marie Costa avait refermé la porte un peu vite. Mais elle était pressée. Pendant que cette saleté de concierge bavardait sur son palier, il se passait des choses dans Des Jours et des Vies qu'elle ne devait pas rater. Joey venait d'avouer à sa femme qu'en réalité ils étaient frère et soeur.

Marie posa l'enveloppe sur un guéridon dans l'entrée de l'appartement avant de retourner se jeter dans son fauteuil. Sa bière avait un peu chauffé mais restait buvable. Dix minutes de plus, et elle était gâchée. L'épisode de la série américaine se termina vers dix heures, sur un cliffhanger insupportable. Marie devrait attendre le lendemain avant de connaître la suite et elle n'était pas sûre de pouvoir tenir le coup. Elle retourna au frigo et décapsula une nouvelle bière.

Elle revint dans le vestibule où elle prit l'enveloppe vieille de cinquante ans que l'autre vieille bique lui avait amenée. "Ma mère. Pfff. quelle conne cette concierge". Elle retourna à son fauteuil et décachetta l'enveloppe. Elle prit une gorgée de bière en commençant la lecture de la lettre manuscrite. Le texte était écrit en grec, avec une calligraphie très élégante.

"Chère Marie,

Je t'écris pour que tu ne restes pas aveugle face à une situation qui me pèse et pèse sur l'ensemble de notre communauté..."

A la fin du troisième paragraphe, Marie recracha la totalité de sa dernière gorgée dans un souffle étouffé :"Oh le sale fils de pute!"

La Malédiction de la DéesseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant