36 - Passé, présent et futur

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Dorotea

Être dans ses bras était comme tenir une couverture chauffante et réconfortante. Une sorte de doudou géant. Je me sentais en paix et enfin l'esprit clair. Je relevai ma tête, posée sur son bras étendu et le fixai un moment. Ses cheveux châtains tombaient sur son front, quelques mèches sur ses paupières fermées – que j'ôtai doucement de l'index -, et une légère barbe ombrait le bas de son visage. Je caressai du pouce la très légère ligne blanche qui coupait en diagonale sa pommette droite.
Je me souvenais du jour durant lequel il acquit cette marque. Je n'étais qu'une gamine intrépide qui voulait suivre les plus grands dans leurs jeux dangereux.

A plus kilomètres de nos maisons, nous avions trouvé une rivière entourée de solides arbres. Inconscients que nous étions tous, nous attachâmes plusieurs cordes à des balancelles branlantes pour sauter d'une rive à l'autre.
Pour nos yeux d'enfants, la distance ne représentait rien et l'eau coulait à peine. Pas assez dangereux.
Ce jour-là, les filles restèrent enfermées, loin de la pluie et par conséquent de la boue. Je ne voulais pas jouer à la ménagère de luxe, je voulais courir, me défouler. J'avais donc suivi en cachette les garçons plus âgés et les avais longuement regardés sauter d'une berge à l'autre. Impatiente, j'étais sortie de mon abri pour subir un long sermon et des moqueries. Sourde à leurs remarques, je me souvenais juste empoigner une corde plutôt fine, même entre mes mains d'enfant de douze ans, et m'être sentie libre une fois dans les airs.

Avant de retomber lourdement.

Le choc avec les pierres au fond de la rivière me coupa le souffle.

Lorsque je me réveillai, je me trouvais sur le dos d'Alessio dont le visage n'était plus qu'une plaie sanglante. En réalité, le sang s'était étalé à cause de la pluie, mais tout ce que je voyais c'était cette plaie ouverte et ce rouge vif qui gouttait sur mes mains autour de sa nuque.

- A quoi tu penses ?

Il embrassa mes doigts les uns après les autres. Je me rapprochai de son corps brûlant tandis qu'un frisson me traversait.

- A la rivière, murmurai-je.

Je plongeai dans ses orbes chocolat encore noircis par le sommeil.

- Pourquoi tu ne m'as jamais rien dit ? M'enquis-je curieuse.

Ses doigts remirent mes cheveux derrière mon oreille et se perdirent sur ma nuque.

- Tu es tombée, murmura-t-il, tu as percuté les rochers et... on t'a regardé dévalé la première cascade. J'ai plongé quand tu as entamé la descente de la seconde.
- Je ne m'en souviens pas, avouai-je.

Son sourire triste me fit regretter d'avoir lancé ce sujet.

- Ta tête a percuté les pierres et tu t'es ouvert le crâne. Ce n'était pas mon sang sur moi. Quand tu es devenue hystérique en exigeant que j'aille à l'hôpital pour ma petite coupure, ta mère a pensé qu'il valait mieux que tu ignores ta propre blessure. (Sa désapprobation restait entière malgré les années écoulées). J'ai insisté mais elle disait que ta crise prouvait que tu allais bien.
- C'est vrai, assurai-je, je ne ressentais aucune douleur à la tête.

Le silence nous enveloppa. Je retraçai une nouvelle fois cette cicatrice particulière pour moi.

- C'est ce jour-là que j'ai compris ce que tu représentais pour moi, m'avoua-t-il.

Je l'interrogeai du regard.

- Je râlais énormément que tu sois souvent dans mes pattes...
- C'est peu de le dire, rigolai-je à mi voix.
- A dix-huit ans, mon entourage complotait déjà contre moi. Tu étais tellement naturelle. Tu te moquais de savoir qui j'étais. Tu voulais juste rester avec nous. J'aimais te voir taper du pieds lorsqu'on te disait que tu ne pouvais pas nous imiter.
- J'étais aussi capable que vous, râlai-je mi figue mi raison.

Son sourire moqueur m'éblouit.

- Ce n'était pas le fait que tu sois une fille le problème. (Toute mon attention se tourna vers son visage et la tendresse qu'il affichait sans honte). Nous voulions te protéger. Andreina et toi, vous nous êtes devenues très précieuses à mesure que nous vous voyions grandir.
- Sauf que ma sœur restait sagement à la maison, complétais-je.
- Tu as piqué tout le côté frondeur à votre naissance, se moqua-t-il ouvertement.

Je le frappai, du plat de mon poing, sur le torse. Il saisit ma main dans la sienne. Son éclat de rire si masculin s'infiltra dans mon corps et me réchauffa des pieds à la tête.
Son baiser, quant à lui, provoqua un véritable brasier. Ses lèvres remontèrent l'arrête de mon nez et se posèrent son mon front.

- L'idée que tu meurs m'a terrifié pendant des mois, m'avoua-t-il. Et quand les Tommasco t'ont kidnappé...

Il m'empêcha de bouger pour le voir mais je sentais à la raideur de son corps sur le mien combien cette histoire le hantait. Sans doute autant qu'elle me torturait encore.

Il s'éloigna pour me montrer toute la volonté implacable qui l'animait dorénavant.

- Tu es à moi ! Et personne ne touche ce qui m'appartient !

J'ouvris la bouche pour discuter cette affirmation d'un autre temps - même si, au fond, j'y trouvais un certain plaisir – mais il me coupa :

- Je sais ce dont tu es capable. Tu n'es pas une faible femme. Mais s'il t'arrivait quelque chose... Plus personne ne pourrait m'arrêter.
- Ce que tu as vécu après mon exil, osai-je avancer.

Il acquiesça et se recoucha à ma droite. Sa main resta dans mes cheveux. D'habitude, je m'empresserais de m'éloigner, je détestais qu'on me touche trop longtemps, néanmoins il paraissait trouver un certain réconfort à les coiffer du bout des doigts.

- C'est de ma faute si tu as été bannie.

Il s'assit soudain dans le lit.

- Je ne pensais qu'à m'amuser avant de devoir reprendre le flambeaux familial. J'aurais dû te protéger !
- Tu n'aurais rien pu faire, le contredis-je.
- Tu n'en sais rien !

Je soupirai et me relevai pour me trouver à sa hauteur.

- Ce jour-là, j'ai fait le mur pour une soirée débile et j'ai semé mes gardiens, lui avouai-je. Personne ne pouvait rien pour moi ! Les Tommasco attendaient le bon moment et je le leur ai fourni sur un plateau d'argent.
- Tes parents ne me l'ont jamais dit.
- Parce que s'ils l'avaient su, ils auraient tué mes gardes du corps. Ils voulaient tout avouer à mes parents mais je les ai dissuadés de le faire.
- Pourquoi ? C'était leur job ! Bordel ! Ils devaient donner leurs vies pour toi ! Explosa-t-il.
- J'étais responsable ! C'est de ma faute ! assurai-je. Ils auraient pu se dédouaner, dire que ce que j'avais fait. Ils ont gardé le silence jusqu'à mon retour et ont passé nuit et jour à ma recherche. Sans eux, mon père ne m'aurait pas trouvée. Je ne leur en ai jamais voulu.

Il frotta son visage avec force et poussa un long soupir.
Je comprenais. Alessio adorait que je puisse me débrouiller seule. Petite déjà, je le voyais dans son regard si expressif : il ressentait de la fierté quand je mettais au tapis un adversaire plus fort et grand. Et dans un même temps, il détestait se sentir impuissant lorsque mes limites se dévoilaient.
Cette fois, c'est moi qui l'obligeais, mes mains autour de son visage pâle, à me regarder.

- Ça arrivera encore, que je me mette en danger. Tout comme toi. Mais...

Mon coeur bondit dans ma poitrine. J'ignorais s'il s'arrêtait ou battait tellement vite que je ne le sentais plus. Les mots que je m'apprêtais à partager scelleraient mon avenir, je le savais parfaitement.

- Je reviendrai toujours auprès de toi, promis-je.

Je déposai mes lèvres sur les siennes avec une douceur que je ne me connaissais pas.

- Je t'aime, Al. C'est toi ma maison. Depuis le début.

Il ne me rendit pas ma déclaration. Je ne m'y attendais pas, de toute façon. Je le connaissais bien trop pour cela.
De plus, je n'en avais pas besoin. Ses émotions coulèrent sur et en moi tels un ras-de-marée dévastateur. Mon prénom résonna dans la chambre un long moment. Et mes larmes perlèrent aux coins de mes yeux malgré ma volonté. Je me sentais tellement plus sereine et sûre de moi.
J'étais chez moi. A la maison. 
Et cette conscience aiguë me laissait un goût de paradis dans le coeur. 

Memento Mori - Série FaidaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant