Chapitre IV

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Liu Chen tourne la tête pour profiter de la vue inimitable sur la tour Eiffel alors que le métro aérien s'approche des deux immeubles Arts déco qui créent un canyon étroit dans lequel s'engouffre le viaduc à la station Passy. Le reflet du soleil sur la Seine l'éblouit venant cruellement lui rappeler sa gueule de bois mais l'ombre des deux immeubles vient bientôt lui soulager la vue.

C'était donc un coup d'un soir. Elle ne va pas se formaliser pour un type avec qui elle n'a même pas discuté, dont elle n'a pas idée s'il vaut le coup ou pas. Si, au lit il vaut le coup. Encore que ce soit à relativiser, la compétence en matière sexuelle se retrouvant chez un certain nombre d'individus. Et puis pour ce qu'elle s'y connait. N'a-t-elle pas jusque-là trouvé tous ses amants absolument fabuleux ? Enfin, plus elle en a, plus elle est capable de replacer certains qu'au premier abord elle avait surclassés, à la place qui leur est dû dans son maigre classement. Elle qui a profité de Paris pour faire sa révolution sexuelle. Ça n'est pas comme si elle avait un recul fulgurant.

Elle regarde la page de Simon Jacquemus sur Facebook. « Simon Jacquemus était à Paris ». Liu Chen l'a à nouveau manqué. Il a posté une photo de lui avec sa mamie sous un cerisier en fruits. Il avait sur le front un bandana rose, quelle audace !

Il a organisé une soirée dans son mas provençale à la frontière des Alpilles, du Lubéron et de la vallée de la Durance, un pays de montagnes pittoresques, de champs d'oliviers et de vignes. Rien que d'y penser, Liu Chen est en plein rêve. Un jour peut-être elle aussi sera conviée. C'est un collègue qui lui en a parlé, lui non plus n'a pas été invité. La liste dressée par les hôtes ne comprenait que de vrais gens, triés sur le volet pour leur authenticité, personne qui soit issu du monde de la mode ; des voisines qui travaillent à la Poste, des amis instituteurs ou infirmières à domicile dans les villages alentours. Les invités y avaient siroté des côtes de Provence ou « des bulles » comme dirait un certain type de français, au bord de la piscine ; ils étaient tous vêtus en blanc et une guirlande lumineuse avait été suspendue entre deux arbres comme dans un bal de village. Si Liu Chen veut être invitée un jour il faut faire ses preuves et s'intégrer. Qui veut gravir une montagne commence par le bas.

Elle a choisi une toute petite marque ; enfin, une marque grande par son génie, petite par son développement. Elle ne roule pas sur l'or elle ne peut pas rivaliser avec le mode de vie de ses collègues qui travaillent chez Balenciaga ou Lanvin. Elle doit par conséquent faire l'expérience de la vie des locaux, pas vivre dans le luxe dans lequel se complaisent les expatriés. Elle espère que Benjamin ne pense pas qu'elle en veut à son portemonnaie ! La voilà arrivée à la station Trocadéro, elle descend du métro pour parcourir les huit-cents mètres de la longue avenue qui la sépare de son appartement. Dans le choix de ce quartier, elle a été influencée par la communauté expatriée qui ne jure que par les VIIème, VIIIème et XVIème arrondissement, allez savoir pourquoi, certainement car ce sont des quartiers où l'on peut trouver des appartements au luxe inouï, complètement en décalage avec la vie contemporaine, où s'enchaînent salles à manger, salons et salons de bal, avec une telle hauteur de plafond qu'on peut y faire pendre des lustres ; les bourgeois y vivaient avec leur personnel ; c'est comme ça que Liu Chen s'est retrouvée dans une chambre de bonne qu'ils appellent ça. Situées au dernier étage des immeubles de quartier, des pièces toujours minuscules, faites pour des bonnes qui de toutes manières n'avaient pas de vie hors de leur emploi, pas d'affaires à stocker ; enfin c'est comme ça dans Journal d'une femme de chambre ; comparativement, celle de Liu Chen est plutôt spacieuse ; ces chambres sont tout à fait typiques du XVIème arrondissement et c'est l'une d'entre elles que le propriétaire de Liu Chen a décidé de dédier à la location exclusive à prix dissuasifs à la clientèle chinoise. La prédécesseure de Liu Chen a adoré la chambre. Elle fait partie des plans que se refilent les chinoises sur Internations.org tout comme cette rotonde immeublable située au dernier étage d'une tourelle attenante au le Champ-de-Mars. Trouve-t 'on des rotondes, qui plus est anciennes, à Shanghai, il faut avouer que c'est complètement génial. Sans parler de la vue sur les pattes d'éléphant de la tour Eiffel. Mais ce quartier, le XVIème... C'est bien simple, elle est la seule chez Jacquemus à faire ce long trajet tous les matins pour se rendre dans le IIIème arrondissement. « Le XVIème » lui a dit en pouffant un de ses collègues, « mais c'est la sinistrose ». Elle a cherché le mot dans le dictionnaire. Elle a bien compris ce qu'il avait voulu dire ; même si ça n'est pas gentil de se moquer, surtout d'une nouvelle venue qui ne peut pas savoir. C'est pourtant ce que recherchent ceux qui habitent là, locaux comme étrangers, cette sinistrose. Quoi de plus luxueux quand on vient de la Chine surpeuplée qu'un quartier quadrillé d'avenues spacieuses et vides même en semaine où pas une restaurant, pas un bar ou une boutique, pas un tabac ou un épicier, n'a pris place. On peut aussi appeler ça calme, espace, absence de promiscuité. Cette absence de commodités, ça n'arrange pourtant pas Liu Chen, bien que chinoise, lorsqu'elle se rend par la ligne 6 jusqu'à la station Quai de la Gare pour aller faire ses courses chez Tang Frères. Elle s'est achetée un caddie. Ça c'est signe d'intégration, même d'intégration au XVIème arrondissement où de vieilles dames autochtones en possèdent pour aller faire leurs courses sur la lointaine place Victor Hugo, une des plus animées du quartier, dans leur version en tartan. Liu Chen a tenu à avoir très exactement le même que les mémés du coin comme un collègue lui a appris à les appeler. Bientôt, elle quittera ce quartier pour aller habiter pour le même prix dans un appartement d'une taille décente non loin de son emploi, sur le Boulevard Richard Lenoir qu'elle a identifié comme quelque chose d'à la fois suffisamment tendance -C'est comme ça que les français disent, une traduction un peu nulle de l'anglais Trendy ; encore que certains disent Trendy mais, de ceux-là, Liu Chen ne veut même pas entendre parler ; des caricatures de types de la mode, rien à voir avec cette belle personne qu'est Simon Jacquemus, quel chic type...Ce que Liu n'a cependant pas compris c'est qu'ils se caricaturent eux-mêmes en utilisant le terme ; c'est ce qui a énervé Benjamin chez Liu Chen dès le premier soir, son incapacité à saisir les nuances, signe de son manque d'intégration. On aurait pu répondre à Benjamin qu'elle venait d'arriver. Si Liu Chen avait été du genre à aimer tout ce qui était français en bloc, Benjamin l'aurait détestée pour cette même raison, tout était prétexte à lui être hostile-tout en étant un authentique quartier d'habitation avec de vrais gens, des parisiens, ce à quoi Liu Chen aspire. Elle ira avec son caddie à carreaux faire ses courses au Monoprix de la rue saint Sébastien où elle rencontrera les élégantes du XIème arrondissement et ses voisines, les mémés du quartier, dont elle connaîtra par leur nom tous les toutous, selon un autre mot qu'un collègue lui a appris, leur donnant pour le plus grand bonheur de leurs propriétaires une gentille tape sur la tête. Elle s'y voit déjà.

L'année du Singe de feuWhere stories live. Discover now