Chapitre VIII

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A peine quelques semaines plus tard, la visite du ministre de l'économie et des finances est prétexte à une session exceptionnelle au CCPIT. Liu Chen arrive à la réunion vêtue d'une veste soyeuse en longs poils de yack. Le genre de veste qui se meut avec le vent faisant apparaître dans sa pelure grise des reflets bleus. Elle a tiré ses cheveux en arrière en une tresse qui part du haut du crâne ; une tresse très serrée qui met en valeur la noirceur de ses cheveux. Elle porte sous sa veste un pull chaussette noir et un collier traditionnel en corail qui doit bien peser un kilo cinq, presque un plastron de corail se dit Benjamin. Elle le porte avec un pantalon fluide de cosaque qu'elle a rentré dans des bottes noires. Comme si cela ne suffisait pas, elle a aux doigts une bague, ça n'est même plus une bague pense Benjamin, mais un plateau de métal ; une sorte de petit plateau aux bords retroussés où plusieurs turquoises et jaspes sont enchâssés dans des montures de métal doré brute, telles des excroissances végétales ; on dirait une plante grasse bizarroïde comme on doit en trouver dans la haute vallée du Yang Tsé. Ça lui bouffe bien un quart de la main. Les nomades adorent montrer leur richesse par la possession des plus grosses de ces pierres exotiques pour leurs contrées. Benjamin est mort de honte pour elle, lui qui porte un costume bleu marine, une cravate bleu marine et des chaussures brunes des plus sobres. Liu Chen s'est-elle cru à l'ouverture des jeux hippiques du Heilongjiang ?

« Alors, un nouveau personnage à chaque fois ? On se la joue Shanghai Li aujourd'hui ? » se décide-t' il à aller lui dire avant de prendre place au comité. Liu Chen ne comprend pas de quoi il parle, elle n'a pas lu, ni vu Corto Maltese en Sibérie :

« Shanghai Li ? Qui est Shanghai Li ?
-C'est sans importance.
-Mais si dis-moi c'est positif ou négatif » insiste-t 'elle tandis que Benjamin s'est ravisé et part s'assoir à sa place.

« C'est juste sans importance.

- Mais dis...

-...Non, j'ai pas envie » la coupe t'il lui tournant maintenant clairement le dos. Pourquoi faut-il toujours qu'elle lui court après, elle le sait pourtant qu'il faut se faire désirer. Remarque, cette fois-ci, c'est lui qui a entamé la conversation. Certainement pour se moquer d'elle d'ailleurs. Mais pourquoi a-t' elle mordu à l'hameçon avec tant d'aplomb ? On aurait dit une carpe de vase centenaire, pas la noble carpe herbivore, l' « Amour blanc », du fleuve Yang Tsé, mais celle qui, habituée à se nourrir des détritus du fond des étangs, se jette sur la première miette venue de la surface.

Liu Chen est seule assise à une table et regarde son téléphone. Simon Jacquemus a posté une photo de sa chambre. Le mur en est parme -tant d'audace en ce créateur- et est recouvert de toiles de petit format et de miroirs rectangulaires, comme au Louvre et comme dans la chambre de Liu Chen ! Sauf qu'il ne s'agit pas de reproductions de tableaux impressionnistes de basse facture achetés sur les quais dans la chambre de Simon Jacquemus !

Il a un chiot, qui à vue d'œil va devenir un gros chien et qu'il laisse s'assoir sur son lit. Ça ne serait jamais arrivé à Shanghai, et surtout pas un chien de cette taille. Les chiens ici sont propres, toilettés, vermifugés, presque aseptisés. Liu Chen elle-même pourrait en embrasser un. C'est incomparable. Est-ce qu'il l'amène au bureau ? Oh mais pourquoi ne le voit-elle donc jamais... Il faut qu'elle demande à être plus dans l'atelier plutôt que dans les bureaux, les dépendances comme ils les appellent. Mais comment justifier ça ? Voir le travail du créateur à l'œuvre ? Il y a cette photo de Rihanna habillée d'un pantalon large en grosse toile crème rayée de gris et en top ultra décolletée, coiffée d'une simple queue de cheval et accompagnée du Prince Harry. Elle va faire un malheur en Chine, elle veut l'utiliser comme base d'une campagne marketing dans les magazines féminins et souhaiterait en parler à Simon Jacquemus...Liu Chen doit prendre sa vie en main. Ces rêveries sur Simon Jacquemus ont assez duré. Rien ne se passera jamais avec lui et elle ne peut pas remettre le couvert comme a dit une fois un de ses collègues -il l' avait accompagné d'un rire gras qui lui avait laissé penser qu'il s'agissait d'une expression très vulgaire- avec Benjamin une troisième fois, c'est impossible. Il est maintenant devenu froid et distant de manière quasi systématique, il lui a parlé avec paternalisme tout à l'heure et ça c'est de loin le pire. C'est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Elle a pu jusque-là se traîner à ses pieds, ne rien entendre au concept pourtant universel de se faire désirer, lui courir bêtement après alors même qu'elle voyait bien qu'elle l'agaçait, mais là, c'en est trop. Une personne qui lui parle de la sorte, ne peut espérer de partenariat d'aucune sorte avec elle -Liu Chen est dans un de ces jours chastes où elle peut qualifier le sexe de partenariat jusque dans sa tête pour ne pas avoir à prononcer le mot. Il ne peut fonder aucun espoir, rien ne pourra effacer ce « non, j'ai pas envie » et leur permettre à nouveau d'être partenaires. Parmi les états émotionnels recensés par Liu Chen comme pouvant donner lieu à des relations de nature sexuée, se trouvent la colère, le désir de vengeance, le pragmatisme de la recherche d'intérêt, parfois même la tendresse, mais en aucun cas un sentiment situé quelque part entre le paternalisme et l'hostilité comme celui que nourrit Benjamin à son égard à l'heure actuelle. Ça ne peut plus fonctionner.

Et Simon Jacquemus qui a posté une photo de Romy Schneider et Alain Delon s'enlaçant à moitié nus dans La Piscine. Simon Jacquemus, c'est pareil. Enfin pareil mais différent, mais ne plus y penser non plus. Ce qui est difficile quand on chevauche un tigre c'est d'en descendre. Liu Chen doit apprendre à vivre les pieds bien ancrés dans la terre. Il y a bien ce type qui se trouve à trois petits groupes de discussion entre compatriotes devant elle ; un chinois lui aussi, mais un vrai, de nationalité, un expatrié comme elle...ça n'est pas sortir avec Charles Bovary non plus, c'est juste que ça n'est pas et que ça ne sera jamais Simon Jacquemus et qu'il ne crée pas chez elle les palpitations qui la secoue quand elle voit Benjamin. Ne dit-on pas que tout ça est hormonal ? Et bien avec cet autre chinois la dimension hormonale est absente. C'est le correspondant à Paris du Quotidien du peuple. Il vit avec des moyens à peine supérieurs à ceux de Liu Chen, est cultivé, curieux de tout, plutôt beau garçon sans faire le moindre effort ; c'est à se demander ce qu'elle attend, cela fait plusieurs fois qu'il lui propose de sortir.

Attraper le vent et courir après une ombre. Voilà ce que Liu Chen a fait jusqu'à aujourd'hui. elle a les yeux dans le vague. Elle attrape sa pelisse de yack qu'elle enfile avec difficulté se trouvant toujours en position assise, contorsionnant ses bras pour les faire entrer dans ses manches. Elle se lève finalement et se dirige vers le groupe dans lequel se trouve Chen. 

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⏰ Last updated: Dec 25, 2017 ⏰

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L'année du Singe de feuWhere stories live. Discover now