Chapitre V

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Deux semaines plus tard, Liu Chen se rend à la réunion trimestrielle du comité représentatif de la chambre de commerce et d'industrie chinoise où elle siège comme spécialiste des Startups françaises cherchant à s'implanter sur le marché chinois.

Dans le métro qui la conduit dans le VIIIe arrondissement, Liu Chen regarde la page Instagram de Simon Jacquemus. Il a posté la photo d'une assiette qu'il tient du bout de la main, du Vallauris ou de Cliousclat, le type de poterie épaisse à gros motifs peinturlurés à mille lieux de la fine porcelaine de Chine ; y trône une tomate mozzarella sur fond d'immeubles parisiens et de ciel bleu. On dirait un mauvais photomontage où l'assiette se meut d'elle-même au milieu des cieux. C'est kitsch à mourir, le choix de l'assiette, l'effet, l'idée même de la photo. C'est qu'il est donc à Paris ! Liu Chen est en admiration face à l'esprit décalé du créateur. Quelle audace décidement. Mais soudain, la page s'actualise et apparaît une photo de sa mamie. Pas de doute la photo a été prise dans le Var. Elle est assise sur une fontaine en pierre, toute de blanc vêtue et chaussée de Jacquemus, deux ravissantes mules à talonnettes respectivement surmontées d'un rectangle de cuir et d'une cercle, ses deux bichons blancs sur ses genoux. Il est donc déjà reparti. Liu Chen doit absolument le rencontrer, ne serait-ce que pour le travail, comment avancer sur son projet qui est planifié sur un an si elle ne rencontre pas le créateur et propriétaire de la marque ?

Le CCPIT se trouve rue d'Artois non loin de l'Elysée dans un appartement parisien, le même genre de très grande surface dans lesquelles s'installent parfois des cabinets de radiologie ou d'odontologie. Le comité y a aménagé une salle de conférence avec une petite estrade et de très nombreuses chaises alignées et une salle de conseil où trône une longue table en bois massif pouvant accueillir plusieurs dizaines de participants. C'est l'été et il fait enfin clairement chaud, elle a abandonné son loden et ses bottines vernies, mais pas sa robe Jacquemus qu'elle adore comme une petite fille chérit sa meilleure jupe qui tourne. Elle la porte avec des sandales à pompons, pas la version multicolore avec des dizaines de pompons dont les couleurs se marient mal entre elles et viennent surcharger la jambe, équivalent vestimentaire de l'assiette de Simon Jacquemus ; mais la version sobre où quelques spécimens bicolores-du fuchsia et de l'orange- sont relayés par des breloques porte bonheur, mains de Fatima et autres thalers de Marie Thérèse, disséminés sur des lanières couleur peau. Est-ce que ça va vraiment avec sa robe en néoprène blanche ? Non, mais Miuccia Prada elle-même ne dit-elle pas devoir lutter contre son bon goût naturel pour pouvoir créer ? Liu Chen ne porte ni bijoux ni maquillage à part un trait accentué de khôl dans la commissure de ses yeux gigantesques qui semble en prolonger la commissure jusqu'au milieu de son nez. Elle entre dans la salle du conseil, la réunion doit commencer dans très exactement deux minutes et un certain nombre de protagonistes de la dite réunion sont déjà assis parmi lesquels, Benjamin Chang. Liu Chen ne rêve pas, c'est bien Benjamin, ce type qui l'a en à peine quelques heures dévorée du regard, mythifiée, adorée puis jetée dehors sans même prendre son numéro, signe psychique de profonds déséquilibres énergétiques. Liu Chen panique, que va t'il penser ? Elle porte en effet la même robe que ce soir-là. Ce n'est que quelques instants après que lui vient la question de la raison qui a poussé la délégation à inviter Benjamin. Mais oui que fait-il là ? N'a-t 'il pas la nationalité française, un chinois arrivé de Hong-Kong à l'adolescence, presque un espion du point de vue du parti ? Enfin ça pourrait être pire ça pourrait être un taiwanais mais de là à le laisser assister aux réunions du comité ? Liu Chen oublie finalement la problématique de sa robe pour se concentrer sur celle de sa présence en ce lieu. Elle est restée là paralysée devant la porte, incapable de l'ignorer comme de jouer le jeu des mondanités, tandis qu'il l'a saluée poliment le plus naturellement du monde. Elle prend place et la réunion commence presque immédiatement. La conversation tourne naturellement autour du fait que les Français se courbent dorénavant face à l'empire du Milieu qui représente un débouché incroyable pour la production industrielle française. Liu Chen est là pour témoigner du fait que même de toutes petites marques comme Jacquemus ont les yeux rivés vers l'Est. Mais le comité tient à ce que la balance du commerce extérieur s'équilibre et a cette année surtout invité des entreprises chinoises qui cherchent à s'implanter en France. C'est au tour de Liu Chen de prendre la parole, elle évoque Simon Jacquemus avec enthousiasme, elle a préparé un petit PowerPoint sur la page de garde duquel apparait sa photo en vareuse de marin véritable, dont elle imagine volontiers qu'il l'a chinée à Toulon, avec son casque de Mp3 sur les oreilles sur la place de la Concorde. Liu Chen explique que la marque bénéficie à l'heure actuelle d'un développement moyen mais qu'elle et plus généralement le monde de la mode, fondent de grands espoirs pour elle : « De même que les fleuves retournent à la mer, les dons de l'homme reviennent à lui ». Son auditoire acquiesce collectivement de la tête. C'est en effet vers cette toute petite marque que se sont tournés tous les regards lors des dernières Fashion Weeks. En appui de son propos, elle a inséré une photo du créateur qui a été publiée dans Vogue où on le voit accompagné de Anna Wintour, incroyable en trench vert imprimé python, tenant devant lui un hologramme d'un de ses modèles défilant ; une photo que Liu Chen trouve parfaitement géniale. Un autre de ces clichés le montre ultra viril en marcel et chemise ouverte accompagnée de Rihanna en Backstage de son défilé. Liu Chen se complait à imaginer l'effet de ces photos sur ses auditeurs lorsque l'un d'entre eux lève la main pour demander si elle va montrer des modèles Jacquemus? Benjamin, presque allongé au fond de son siège, appuie compulsivement sur le sommet de son stylo automatique ; il se tourne vers son collègue avec un sourire. Liu Chen a disserté sur Simon Jacquemus et non sur Jacquemus. Elle n'a pas pensé à montrer les créations du styliste. Comment diable a-t' elle pu oublier d'insérer des photos de ses modèles ? Elle improvise une pirouette et leur montre la robe qu'elle porte comme un authentique modèle de chez Jacquemus porté par une chinoise. Elle s'est ridiculisée. Elle va rapidement sur Instagram pour sélectionner et projeter quelques-unes des créations hyper pointues de la collection Printemps-été qui semblent laisser froid son public d'industriels et d'acheteuses de marques de luxe. A la fin de la séance, pendant que le personnel du comité prépare le pot prévu en clôture de session dans le but patriotique de créer entre ses membres des liens qui viendront renforcer son travail, Benjamin s'approche d'elle les mains dans les poches. Il l'interroge sur la pérennité des sandales à pompons comme tendance phare de l'été ; ne vont-elles pas être considérées comme comiques dès la saison prochaine ? Du coup il espère qu'elle ne les a pas payées trop cher. Vraiment ? C'est la seule chose qu'il désire dire à Liu Chen ? La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. Ses sandales sont absolument ravissantes et une version sobrissime de la dite tendance. Pourtant, Liu Chen est bien surprise d'être attaquée de la sorte par quelqu'un à qui elle n'a rien fait et avec lequel elle a eu une interaction tellement courte -et agréable- qu'il n'a pas pu nourrir d'hostilité à son égard. Ils sont immédiatement coupés par l'indétrônable acheteuse de cette chaine de concept stores implantés dans la mégalopole du delta de la rivière des perles, accompagnée d' Ivy Ke, la Personal Shoppeuse chinoise la plus pointue de Paris qui écume toutes les boutiques de créateurs du IIIème arrondissement et en particulier celle de Simon Jacquemus. Cette dernière lui parle de Jingyu. De quelle Jingyu s'agit-il ? Elle en connaît deux qui sont venues en France pour étudier à ESMOD, une pour le MBA Luxury Brand Management de l'ESSEC, une pour le MBA de management du Luxe du pôle ESG, une autre diplômée de l'institut Marangoni et enfin une de l'institut supérieur de marketing du luxe, chaire Cartier. C'est de cette dernière que parle Ivy Ke, elle vient de repartir en Chine son diplôme en poche. Le délégué général les attrape par les épaules et les pousse vers les tables qui ont été amenées le long du mur côté rue et recouvertes de nappes blanches. Le comité a prévu un magnifique buffet de campagne comprenant des miches de pain Poilâne, des mottes de beurre au sel de Guérande, des bocaux de cornichons maison dans lesquels sont plongées des pinces en argent, des saucissons corses de porc et de sanglier déjà tranchés ainsi que des saucisses sèches ardéchoises, de délicieuses tranches de pâté en croûte, de la mousse de canard forestière, une terrine de viande de veau et de porc parfumées à l'Armagnac, ainsi qu'un grand nombre de bouteilles de grands crus de Bourgogne posés côte à côte avec des bouteilles de limonade artisanale. Les membres du comité entament joyeusement le buffet, ravis dans leur globalité d'être expatriés dans un pays dont la tradition culinaire, seule au monde à équivaloir par son audace et son raffinement à celle de la Chine millénaire, suscite en eux un immense respect. Le délégué général remplit à moitié un premier verre de Nuits-Saint-Georges, avant de le recouvrir de limonade et de le faire passer aux dames du comité. L'auditoire hilare, se lance dans un récit d'anticipation dans lequel il échafaude une garden-party à laquelle auraient été conviés leurs homologues français à qui ils auraient offert de sacrilèges verres de limonades mêlée de grands crus de bourgogne. Le délégué général a plaisir à s'imaginer le protagoniste principal de cette farce et ajoute moult détails réalistes au récit construit en commun tout en continuant de remplir les verres. Il fait chaud et tous pensent que c'est là une bien agréable manière de boire le vin. L'ambiance s'essouffle quelque peu par la suite du point de vue de Liu Chen qui se sent en décalage avec ses compatriotes plus fortunés. Elle discute cependant avec Ivy Ke qu'elle apprécie énormément pour la contradiction flagrante entre une apparence des plus discrètes et un caractère profondément moqueur ; pas des persiflages amères prétexte à déverser le trop plein d'une aigreur accumulée mais des railleries dont le seul but est de s'amuser elle-même et qui sont en définitive tellement vives et charmantes que même ses victimes deviennent consentantes. Benjamin est tout occupé à observer les participantes au comité. Liu Chen diffère par son genre de beauté de certaines d'entre elles réellement très jolies mais caractérisées par la délicatesse de leur apparence et la finesse de leurs traits. Comme si les beautés du type de celle de Liu Chen choisissaient d'autres lieux d'expatriation plus appropriés à leur morphologie tandis que seules les filles à la peau fine et translucide pouvaient réellement s'épanouir à Paris. Ivy Ke est parmi celles-ci. Est-ce cette rareté qui rend Liu Chen si chère aux yeux de Benjamin ou dépasse-elle réellement toutes ses congénères en beauté ? Elle a le bras posé sur une cheminée de marbre surmontée d'un immense miroir du XVIIIème sur laquelle sont posées côte à côte une pendule en bronze sculptée sous cloche et une jardinière en émaux abritant une miniature d'arbre en fleurs. Le meilleur des deux mondes.

L'alcool a quelque-peu adouci Benjamin et il s'approche de Liu Chen et de sa copine qui continuent à se moquer librement de ses clients chinois et de ses camarades expatriés. Sa présence met Liu Chen mal à l'aise car si les blagues et autres railleries d'Ivy l'amusent, elles doivent rester un délit d'initiés ; non pas dans le sens où elles seraient destinées à ne faire rire que ceux qui savent, mais plutôt qu'à la manière de l'humour juif, elles ne doivent en aucun cas tomber dans des oreilles mal disposées comme celles de ce Chinois qui n'aime pas les chinois. Benjamin est en tout cas franchement amusé par la conversation, des liqueurs blanches sont maintenant servies qui finissent de le mettre d'une humeur radieuse. L'ivresse fait dire les mots qu'on aurait pu dire en étant sobre. La méfiance de Liu Chen s'est dissipée et elle s'est elle aussi illustrée par quelques anecdotes hilarantes qui ont fini de mettre Benjamin dans d'excellentes dispositions à son égard. Content d'être en si radieuse compagnie, il propose finalement aux deux copines de continuer la soirée ailleurs. « Où ça ? ». Quelque-chose qui devrait satisfaire un public d'amateurs de la petite balle blanche rebondissante. Les filles sont ravies. S'il y a bien quelque chose qui peut transcender les milieux sociaux, les générations et les régions de la Chine, c'est cette petite balle blanche qui rebondit dans l'imaginaire nationale en tournoyant à la vitesse de la lumière. Le grand timonier n'a-t 'il pas dit bien avant la naissance de Liu Chen, considérez la balle comme la tête de votre ennemi capitaliste. Tapez dedans avec votre raquette socialiste et vous aurez gagné un point pour la mère patrie. 

L'année du Singe de feuWhere stories live. Discover now