Chapitre II

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Un soir, comme embuée de nostalgie, elle décide de se rendre sur un boulevard au charme discret et authentique, quasi désert et peu éclairé, en face d'un hôpital gigantesque sur lequel se trouve un panneau lumineux « urgences 24h/24 » et de l'entrée duquel s'échappe une lumière verdâtre qu'elle trouve ce soir là étrangement réconfortante. C'est dans la toute petite échoppe du Traiteur Shandong que Liu Chen décide de dîner. Son tenancier, ex-professeur et ex-lutteur, est une célébrité de la communauté chinoise expatriée. La plupart des clients y sont assis de manière transitoire, attendant leur commande de raviolis de bœuf et de radis blanc et leur salade d'arachides au céleri à emporter. Une clientèle de chinoises installées de longue date qui y amènent un petit ami français ; cela réjouit particulièrement Liu Chen. Peut-être un jour y dînera-t-elle en toute amitié Simon Jacquemus ? C'est l'échoppe originale dont le succès a permis 10 numéros plus loin la création de sa sœur plus cossue, les Délices de Confucius, un bar brasserie auquel a été additionné cette même esthétique de formica et de couleur rouge qui vient rappeler avec efficacité la république populaire de Chine. La cuisine du Traiteur Shandong se trouve juste à l'entrée du restaurant. Liu Chen y jette un œil de l'extérieur et voit juste au bord de la fenêtre le plan de travail en métal fariné sur lequel la cuisinière, affublée d'un tablier vichy sur lequel est brodé un Panda et d'une toque de chef, prépare la pâte à raviolis. La cuisine est munie de portes coulissantes vitrées qui permettent d'admirer le souci d' hygiène tout particulier avec lequel les mets y sont préparés. Le mobilier de métal, les portes coulissantes et le carrelage blanc qui tapisse le mur lui rappelle les blocs opératoires de la Pitié Salpêtrière toute proche, elle qui n'est jamais rentrée dans l'un d'entre eux et est manifestement toute encline à les confondre avec les chambres froides d'une boucherie.

Elle enjambe une caisse de Tsingtao —c'est l'année du Singe et la célèbre marque de bière a crée une édition spéciale pour la célébrer— à même le sol pour aller se blottir le dos contre la vitre à la dernière et minuscule table libre. C'est une soirée du mois d'avril un peu moite, surtout parce qu'elle est trop habillée, le temps à Paris étant complètement imprévisible en cette saison. Elle porte une robe en néoprène blanc de chez Jacquemus. Des petits mancherons qui tiennent tout droit mettent ses épaules carrées d'ourse lune en valeur ; en sortent de beaux bras fermes et blancs ; en descendant le long de son méridien Ren Mai qui relie tous les méridiens Yin de son corps et le partage d'avant en arrière en une partie droite et une partie gauche parfaitement symétriques, on rencontre un croissant de lune coupe dans le tissu qui vient découvrir son nombril convexe et blanc. Elle a posé sur sa robe un loden kaki qui lui tient trop chaud et est chaussée de bottines à talons carres en cuir noir vernis qui viennent enserrer ses chevilles fines d'un garrot qu'on pourrait croire responsable de la blancheur de ses jambes. Elle est dix fois, peut-être cent fois, trop habillée pour le boulevard de l'Hôpital et les abords de la Pitié Salpêtrière.

Face à̀ elle, se trouve un Chinois qu'on dirait métisse, originaire de Hong Kong et installe à Paris depuis des lustres. Il semble mesmérisé par cette beauté chinoise dont il ne peut détacher son regard depuis près de quinze minutes ; puis bientôt horrifie par les plats qu'on lui apporte ; Liu Chen ne lui épargne rien: oreilles de porc aux concombres, langues de canards parfumées, et poisson mandarin en forme d'écureuil— une carpe frite et recroquevillée en forme de queue d'écureuil, aussi hideuse que sa chair est fine — trône dans l'assiette d'une Liu Chen affamée. On ne rassasie pas un chameau en le nourrissant à la cuillère.

Benjamin Chang est venu vivre en France avec ses parents professeurs d'économie à l'université, eux aussi originaires de Shanghai, quand Hong Kong est redevenue chinoise. Ancien élève du lycée français de HK, la France s'est imposée d'elle-même. Element brillant, il est rentre à Centrale. Aujourd'hui trader chez ICBC, riche comme l'empereur Shenzong, il ne veut surtout pas d'une compatriote. N'a-t' il pas de toutes manières quitte Hong Kong avant qu'elle ne redevienne chinoise? Plus royaliste que le roi, il est habille en Hedi Slimane pour Saint-Laurent de la tête aux pieds ; il boit français, mange français et achète même français. Ce soir-là, il a fait une petite entorse à ses convictions. Son choix de l'Industrial and Commercial Bank of China ne s'explique que par l'application dans sa vie d'une savante dose d'opportunisme qui existe chez lui à l'état résiduel et dont ne il fait montre qu'en cas d'extrême nécessité professionnelle.

Liu Chen est de plus en plus saoule. Elle avait très chaud avec son loden et a ingurgite beaucoup trop de bière. Ça c'était avant l'arrivée du magnifique chinois. Elle doit maintenant en assumer les conséquences. Elle dévisage maintenant Benjamin Chang au travers de la vitre du restaurant en fumant cigarettes sur cigarettes, ce qui l'oblige à enlever et à remettre son loden à chaque fois qu'elle entre ou sort du restaurant. C'est le plus beau Chinois que Liu Chen a vu de toute sa vie ; presque aussi beau que Simon Jacquemus. Elle a les yeux humides du stupre. Un cadre chinois n'a-t' il pas dit récemment que toutes les étudiantes chinoises rentrées de France sont pourries jusqu'à̀ la moelle ? qu'elles sont toutes super-Pan Jinlian, d'un personnage d'un des grands romans classiques de la littérature chinoise, devenue le symbole de la prostitution et de l'absence de morale. Les étudiantes reviendraient avec des pulsions sexuelles qu'il a comparées aux « vagues du Yang Tse ». Liu Chen le reconnaît, comment faire l'amour à Shanghai avec la surpopulation, des appartements minuscules dans lesquels vivent des familles entières? Sa joue droite se rapproche dangereusement de la table en formica à mesure que le sommeil la gagne. Elle est perdue dans ses pensées quand Benjamin Chang se décide finalement à l'aborder, lui demande d'op̀ elle vient, ce qu'elle fait à̀ Paris et l'invite à̀ boire un verre en tout bien tout honneur, comme deux compatriotes, dans un troquet ouvert face au restaurant qui ferme ses portes.

Peut-on inviter une beauté pareille à boire un verre dans un zinc aussi minable se demande maintenant Benjamin ? L'excuse du verre entre compatriotes l'aura sans doute sauve de la débâcle: Liu Chen a accepté. De leur conversation dans ce troquet rien n'a été retenu. 

L'année du Singe de feuWhere stories live. Discover now