On les voit bientôt boulevard de l'Hôpital s'échanger de longs baisers. Elle est tellement saoule qu'il n'a pas eu besoin de préambules. Il l'a fait, il l'a juste embrassée. Elle qui s'appuie de ses deux mains placées derrière son dos à une des colonnes corinthiennes en ferraille rouillée du métro aérien, lui qui glisse ses doigts le long de son méridien Ren Mai pour bientôt trouver le croissant de lune puis descendre encore plus bas. Liu Chen n'y croit pas, ils sont dans la rue! Certes, sur le boulevard de l'Hôpital, peut-être le plus désert de la capitale après l'avenue Kléber. Liu Chen veut aller plus loin ; elle a tellement honte! Que va penser ce fils de Chinois de ses pulsions plus fortes que les vagues du Yang Tsé? Liu Chen méritera elle toujours d'être prénommée celle sur qui s'appuie le monde? La boue cache un rubis mais ne le tache point. Benjamin Chang appuie maintenant son front contre ses seins ; il soupire, ses doigts sont remontés au niveau de son nombril saillant. Il le contourne pour venir enserrer ses fesses et rapprocher le bas de son corps du sien. Les yeux de Liu Chen sont en cet instant aussi écarquillés que ceux d'un écureuil des collines. Il lui dit simplement vient et la prend par la main. Il l'emmène quelque part à pied. Elle est tellement saoule qu'elle ne sent même plus la fatigue. Le trajet lui semble durer une éternité. D'autres fois elle est étonnée de la distance déjà parcourue. Elle court après Benjamin, qui marche trop vite pour elle, en sautant sur la plante des pieds. A chaque pas retentit dans sa tête un « aie » qui traduit toute la charge de son corps portée par les fins lobules graisseux de ses coussinets. Ah, en fait ils sont déjà arrivés. Benjamin la regarde dans l'ascenseur. Elle est certes saoule. Pourtant pas à un point où l'on pourrait soulever le dilemme éthique s'il couche avec elle. Elle est trop belle, il ne peut pas manquer l'occasion. Il va lui faire boire un litre d'eau ça la fera dessaouler. Le problème c'est qu'elle aura envie d'uriner aussi... Encore qu'il fait chaud. Enfin pas comme à Fuzhou, pas au point de ne même plus uriner. Benjamin n'a pas du tout envie de penser que la fille avec qui il s'apprête à avoir une relation sexuelle aura besoin d'uriner. C'est pourtant un classique du porno ; aurait-il envie de la voir uriner ? Avec du recul ça ne le dérangerait pas. Ça pourrait même l'amuser si ça excite la fille en question. Enfin c'est hors sujet... Ils entrent chez lui, une enfilade de trois pièces qui communiquent par des portes vitrées et sont longées par un couloir. Au sol du parquet, au centre de chacun des trois plafonds, une rosace en stuc ; rien de bien original. Benjamin a pourtant recouvert le sol d'un assortiment de tapis aux couleurs et aux motifs complexes ; à contrecourant de ces pièces quasi vides où un canapé gigantesque fait face à une table basse du même acabit, du petit mobilier est disposé en un entrelacs, presque un labyrinthe, de consoles, de fauteuils, de tabourets hauts et de lampes au pied ouvragé qui viennent compléter les motifs au sol. Benjamin donne à boire à Liu Chen plusieurs verres d'eau à la suite. Elle a enlevé seule son loden. Elle s'allonge sur le minuscule canapé de Benjamin dont dépassent largement ses jambes et s'y endort. Tant pis se dit Benjamin qui la couvre de son loden et part se coucher dans son lit.
Quelques heures plus tard, Liu Chen se réveille, elle a la bouche pâteuse ce qui l'oblige à la réhydrater en passant sa langue plusieurs fois sur son palais dans un bruit de salive parfaitement répugnant. Elle pense soudain à Benjamin qui lui laissé une carafe d'eau sur des tables gigognes face au canapé. Elle boit un demi-verre d'eau, se souvient qu'elle s'est endormie et se demande si elle a toujours envie de coucher avec lui : oui. Enfin non. Elle n'a pas réellement envie, objectivement, pas comme hier soir sur le boulevard de l'Hôpital mais elle ne voudrait pas manquer l'occasion pour autant. Qu'est-ce qu'elle pourrait lui faire, sans doute juste ôter ses vêtements et aller se blottir contre lui. Mais est-ce que ça lui suffirait à ce chinois-là, est ce que ça ne serait pas comme ce type-là la dernière fois qui l'avait fait assoir sur un grand fauteuil en rotin, cul nul comme dans un film érotique apparemment connu en Europe ; il lui avait fait remonter ses deux petits pieds blancs parfaits sur le fauteuil, les tibias juste assez écartés pour qu'il passe la tête. Il lui avait alors goulument sucé le gros orteil. Il avait l'air à la fois en position de soumission, et fier de la maîtrise de son art. Ce qui s'était passé ensuite, elle avait senti que ça n'était pas le plat de résistance, juste un expédient utilisé pour concrètement jouir, que l'orgasme il était dans sa tête et il l'avait eu bien avant.
Liu Chen se dirige vers la chambre sur la pointe des pieds, elle pousse doucement la porte entrebâillée où elle est soudain rejointe par benjamin dans un baiser intense où se font entendre des expirations nasales exprimant de longs soupirs, la bouche des deux protagonistes étant occupée à tout autre chose qu'à respirer. Ce type-là voulait juste faire l'amour avec elle sans avoir besoin de pratique particulière pour parvenir à la jouissance ; juste coucher avec elle car il la désirait.
Liu Chen se réveille dans un appartement de l'avenue des Gobelins, la douceur d'un tapis afghan en soie sous ses fesses et celle du visage de son amant imberbe sur le tronc. Elle a la gueule de bois et peine à ouvrir les yeux mais elle sourit. Ses cheveux d'un noir si profond qu'ils en sont presque bleus s'étalent de part et d'autre du milieu de son crâne en lourdes mèches qui viennent se fondre dans le camaïeux d'indigo et de bleu marine du Khotan. Sa peau pure ne laisse rien présager de son terrible régime d'oreilles de porc ni de l'abondance de la TsingTao à la table de la jeune femme hier soir. « Il y en a qui ont de bons gènes » se dit-il.
Liu Chen est légèrement gênée par le fait qu'elle ne perçoit plus le poids du corps de son amant sur elle mais son état d'hébétude est globalement à peine modifie quand elle sent tout à coup comme un drap venir lui fouetter le bas du corps. Elle ouvre deux grands yeux ahuris: ce sont ses propres vêtements. « Je suis désolée j'ai beaucoup de choses à faire aujourd'hui ». Benjamin Chang la jette dehors. Elle s'habille à toute vitesse, s'excusant d'avoir abuse de son hospitalité en dormant si tard tandis qu'il lui sert un discours poli et attendu, arguant qu'il aurait aimé prolonger la matinée d'une si agréable manière mais est lie par des obligations sociales en ce dimanche.
Liu Chen se retrouve à nouveau boulevard de l'Hôpital, hagarde, un brin hirsute et ironiquement endimanchée, heureuse d'apercevoir au loin le métro aérien qui l'amènera tout droit avenue Georges Mandel ; la passion fulgurante de son amant chinois à jeter aux oubliettes ! Une chute dans le fossé est un gain pour la sagesse.