Dans sa grande impatience, elle est finalement arrivée très en avance Rue des Tournelles.
Elle passe devant le Paradis du Fruit et se demande comment un établissement aussi ringard a pu s'implanter dans une rue du Marais aussi pointue que celle où se trouve l'atelier de Simon Jacquemus. Elle va s'assoir chez Janou, au croisement avec la rue Roger Verlomme, à côté d'un olivier dans un pot en terre cuite gigantesque qui lui rappelle les photos de Simon Jacquemus. Il n'y a pas à dire, Liu Chen est bien là. Elle commande un café, un petit noir telle la vraie parisienne qu'elle aspire à devenir et entame la lecture du Elle de l'été, celui des vacances des rédactrices. À son âge elle devrait lire Gracia, elle en est bien consciente mais le Elle France, c'est intemporel, c'est indémodable, c'est comme une pub pour les collants Dim Up, c'est la France éternelle.
Elle y trouve un article intitulé « Jésus m'a envoyé au septième ciel ». Elle est horrifiée ; quelle bêtise ce titre, ah non il s'agit en fait d'un type, Jésus est un type dont la description vient raviver en elle le souvenir d'un personnage de fiction prénommé Popeye dans le film Les Bronzés, qu'elle avait vu dans la série « culture populaire » à l'alliance française de Shanghai. La fille y étale ses ébats amoureux, d'une nullité telle par ailleurs du point de vue de Liu Chen qu'on aurait préféré ne jamais rien en savoir. Comment peut-on à ce point manquer de pudeur ? Les françaises sont infernales parfois. Comment des femmes qui se caractérisent par une telle mesure dans leur apparence peuvent-elles être aussi impudiques? Liu Chen pense à la page de WikiHow Comment s'habiller à Paris en 11 étapes, pas nécessairement plus complète d'ailleurs que Comment avoir le chic parisien en 7 étapes, qu'elle a consultées juste avant son départ de Shanghai pour l'aider à préparer sa valise. L'article est illustré par des croquis de vêtements qu'on dirait tout droit sortis de mangas. La parisienne, y lit-on, est une femme d'apparence discrète qui se caractérise par un naturel très travaillé. Le site conseille de limiter le parfum à quelques gouttes, d'avoir l'air fraîche et saine en restreignant le maquillage, d'avoir confiance en soi et de l'exprimer en étant polie et sereine dans ses rapports avec les autres, de ne pas montrer à la fois ses jambes et son décolleté et surtout de porter des cardigans qui se marient aussi bien avec les jupes qu'avec les pantalons, été comme hiver. « C'est ça » pense Liu Chen. Tout ça tombe sous le sens. Il suffit d'ailleurs de voir Simon Jacquemus. Il a posté une photo de lui avec un ânon. La photo est un gros plan en contre plongée où on ne voit que les deux protagonistes sur fond de ciel bleu. Simon Jacquemus est en caleçon et Marcel et a un brin de lavande entre les lèvres. La légende de la photo dit « la vie ». C'est ça, c'est la vraie vie la bas en Provence, pas comme ici à Paris. Liu Chen se sait un peu gonflée de penser ça elle qui, heureuse titulaire d'un « Hukou », ou permis de résidence en ville, n'a jamais au grand jamais mis les pieds même dans la région côtière du Zhejiang. Mais Marseille, la Provence, la Camargue, tout ça, ça n'est pas pareil cette vie simple mais d'une classe inouïe, ça lui fait envie, ça lui donne une impression d'intégration. Enfin, c'est-à-dire que si elle vivait cette vie-là plutôt que celle de l'association des femmes du Commonwealth, chair de Paris, ou encore de l'amicale des fidèles expatriés de l'église américaine, elle se sentirait vraiment intégrée. Ou plutôt, parce qu'en réalité, elle s'en fiche pas mal d'être intégrée, elle qui retournera assurément vivre le reste de son âge en Chine, elle aurait enfin l'impression de vivre une expérience authentique.
Elle a l'idée de chercher un WikiHow sur comment rendre un homme amoureux. Elle est sure qu'il doit exister. Elle ne tarde pas à le trouver : « Porter des tissus doux pour lui donner envie de vous toucher ». WikiHow est parfois si poétique. Liu Chen reprend ses esprits. L'article continue de la sorte : Être indépendante... Ne pas lui écrire... Se rendre indispensable. Comment se rendre indispensable s'en entrer en contact ? Le taquiner, de même comment le taquiner sans créer de liens ? De toutes manières ce type est fou, c'est un danger public émotionnel.
Liu Chen n'a pas voulu s'habiller en Jacquemus pour aller voir Simon Jacquemus. Elle trouve ça ridicule. Elle n'a pas voulu non plus s'habiller en chinoise. Elle trouve ça tout aussi ridicule. Comme lui a fait remarquer Ivy ke, elle trouve tout ridicule, surtout quand il s'agit de faire bonne impression auprès de Simon Jacquemus. Elle a choisi un jean droit qu'elle porte avec des sabots suédois et un tee-shirt blanc ; ses oreilles sont rehaussées de soleils en métal doré et miroir de la taille d'un gros sou.
Lorsqu'elle arrive enfin à l'atelier, elle apprend que Simon Jacquemus a annulé l'entretien. Cependant, il la salue de loin. Un petit coucou de la main assorti d'un sourire. Liu Chen est ravie. Il lui a de plus fait dire qu'il ne s'agit que d'un report de courte durée. Liu Chen va voir à la demande de Simon Jacquemus, son assistante personnelle pour planifier une autre entrevue.
Elle lui confirme que Mr Porte ne pourra pas recevoir Liu Chen aujourd'hui, il va falloir reporter. Liu Chen n'a pas rendez-vous avec Mr Porte mais avec Simon Jacquemus ! L'assistante se tourne vers ce dernier et prend Liu Chen de côté. Simon Porte c'est Simon Jacquemus, il a pris le nom de jeune fille de sa mère comme nom d'artiste mais son nom légal est bien Simon Porte. Liu Chen s'est ridiculisée, que va-t-il penser si il l'apprend ? Elle se confond en excuses. L'assistante objecte que ça n'a pas d'importance mais face au refus de Liu Chen de l'entendre, elle promet de ne rien dire à Simon Jacquemus. Elle ajoute que ses collègues ne savaient pas non plus au début s'il convenait de l'appeler Liu, Chen ou Liu Chen. Est-ce une remarque raciste ? Ça ne change rien, Liu Chen s'en fiche complètement, elle s'est humiliée, comment sera-t-elle prise au sérieux dorénavant ? Mais l'assistante dit qu'elle ne dira rien. Faut-il la croire ? Ne va t' elle pas se moquer ?
Liu Chen va s'assoir à son bureau. Elle a envie d'être amoureuse, elle a envie de parler à Benjamin. Non, elle doit se faire désirer. Elle ne va pas le rappeler le lendemain même. D'autant plus qu'elle a littéralement mendié son numéro. Mais elle doit le taquiner pourtant. Si elle lui écrit un texto taquin ça ira comme type de contact. Elle pense à lui écrire quelque chose sur la nuit dernière, un clin d'œil. Tiens, pourquoi ne pas lui dire qu'il a laissé son ADN partout sur la scène de crime. Elle hésite longuement à envoyer le texto ; « trop tard envoyé ». Il ne répond pas. Peut-être l'a-t-elle vexé ? Non elle ne la pas vexé, c'est juste Benjamin, il est con. Pourquoi lui a-t-elle écrit ? Le problème avec elle c'est qu'elle n'est qu'à moitié stratège, absolument incapable de maintenir une décision à moyen terme ; par moyen terme ici on entend six heures, le temps écoulé depuis qu'elle s'est séparée de Benjamin. En plus elle lui a cédé avec une telle facilité. En matière de se faire désirer, Liu Chen a encore beaucoup à apprendre.