Chapitre 6 : Lettre à l'Anonyme

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Madame Dorel était postée à la porte depuis quinze minutes déjà. Elle écoutait attenti­vement tout ce qui se disait à l'intérieur. Ni Shane, ni Hannah, ni Tomas n'avait pensé à s'isoler de l'extérieur et il était aisé, pour quelqu'un si proche, d'entendre ce qu'il s'y passait. Leur discussion était une véritable source d'informations. La vieille dame n'en perdait pas une miette. Depuis qu'ils étaient tous partis dans la chambre à l'étage, elle s'était même permis de mettre un pied dans l'entrée. Elle avait vite dû faire marche arrière pour garder ses distances puisqu'ils revenaient déjà dans l'escalier. Tomas était en colère, son ton l'indiquait. Quelques minutes passèrent où Ailis put rester ainsi. Meurtre, fuite, poison, souffrance... elle ne pouvait pas taire tout cela.

Lorsque Tomas se dirigea vers la porte pour la verrouiller, la vieille dame ne bougea pas. Elle ne sut vraiment pourquoi, mais elle souhaitait lui faire comprendre qu'ils n'étaient pas seuls.

« Vous..., hésita-t-il.

- Comptez sur moi, affirma-t-elle pour tenter de le rassurer. »

Puis l'issue se referma sous son nez. C'était son dernier échange avec Tomas, elle en était persuadée.

Elle resta statique une poignée de seconde à assimiler tout ce qu'elle venait d'apprendre avant de se retourner. Elle sursauta et ne put retenir un hoquet de surprise quand un homme lui fit face.

« Bonjour, est-ce que tout va bien ? questionna Art avec un semblant de sympathie.

- Jeune homme, vous ne devriez pas vous approcher si discrètement d'une vieille dame, à moins que ce soit ma mort que vous vouliez, s'exclama Ailis en posant la main sur sa poitrine et replaçant son mouchoir devant sa bouche.

- Je suis une connaissance d'Hannah et Tomas, mentit-il, j'aimerais les voir si vous permettez.

Alors qu'il tentait de passer, Ailis s'interposa, captant de suite l'entourloupe :

- Il va falloir les laisser tranquilles. Je les connais bien, moi, exagéra-t-elle pour être convaincante, et votre tête m'est complètement inconnue. »

Elle le toisa avec sérieux puis s'éloigna pour se rendre chez elle. Une mission l'attendait, comme une pulsion qu'elle ne pouvait pas refréner.

« Ne vous avisez pas de frapper à cette porte, monsieur, continua-t-elle pour le dissuader d'insister. Respectez cette famille et cessez de vous faire passer pour... »

Elle stoppa sa phrase en percevant Shane, Hannah et Tomas dans la rue perpendiculaire à celle où elle se trouvait avec Art. Elle comprit qu'ils étaient bel et bien en train de fuir, et fit volte-face pour retourner auprès du journaliste afin de le retenir. Il ne devait pas les voir, il ne devait pas savoir où ils allaient.

« Que leur voulez-vous et qui êtes-vous ? questionna-t-elle finalement pour l'occuper.

- Un ami, je vous ai dit.

- Je vous en prie, ne me faites pas l'affront de me prendre pour une imbécile. Je connais ces enfants depuis seize ans.

- Je suis mal tombé, sourit-il. Je suis journaliste et auteur à Cork. Je m'intéresse à l'histoire de la famille Defreine.

- Alors, sachez que vous n'êtes pas le bienvenu.

- Vous ne m'apprenez rien, trancha-t-il en frappant à la porte. Connaissez-vous l'homme typé qui est avec eux ?

- On se connaît tous dans un si petit village, rétorqua Ailis en fronçant les sourcils, agacée par ce personnage intrusif. »

Art cogna une seconde fois, et tenta même d'actionner la poignée. Mais l'issue était verrouillée. Il commença ensuite à faire le tour de la bâtisse pour trouver une autre entrée. Fort heureusement, il partit d'abord du mauvais côté.

« Il va falloir vous imposer des limites, monsieur le journaliste de Cork ! s'énerva la vieille dame au point de se faire tousser.

Un éleveur qui passait avec ses quatre setters au pelage brun posa les yeux sur Art, se demandant ce qu'il faisait. En voyant la détresse d'Ailis, il ne put s'empêcher d'intervenir :

- Que se passe-t-il ? Madame Dorel, tout va bien ?

Ailis le fixa avec supplication. Les chiens commençaient à s'exciter autour de lui, sentant la tension qui régnait ici.

- Cet individu rôde autour des enfants Defreine comme un charognard. Je ne supporte pas ça ! Qu'on lui rappelle les bonnes manières.

Elle conclut sa phrase d'un geste résolu de la main. L'homme sourit en échange, visiblement amusé par la situation. Il haussa les épaules et déclara de sa voix portante :

- Eh bien ! Ça ne sera pas le dernier ! On n'a jamais vraiment pu contenir notre curiosité envers ces gens. Madame Dorel, ne vous mettez pas dans ces états pour eux.

Outrée, bien que non étonnée par le retour du paysan, elle souffla :

- Qu'on vienne rôder autour de chez vous en vous rabâchant tous les quatre matins le malheur qu'a subi vos proches, et on en reparlera, monsieur Barry. »

Sur ces derniers mots, elle abandonna sa manœuvre de retenir Art, maintenant certaine qu'elle avait fait gagner assez de temps à la petite troupe pour qu'ils soient hors champ. C'est en toussant qu'elle lança un ultime regard assassin au journaliste avant de se précipiter chez elle.

Elle traversa son salon à grands pas.

« Ailis ! ronchonna son mari, occupé à nourrir le feu de cheminée. Alors, elle va vendre nos œufs ? Voilà maintenant trois heures qu'nos poulets sont en cage. J'leur coupe le cou ou j'les libère ?

- Je ne l'ai pas vue, mentit-elle pour ne pas éveiller les soupçons. Et tu n'as qu'à les vendre toi-même, tes poulets. Il n'est pas encore trop tard. »

Son époux continua à bougonner dans son coin pendant qu'elle se hâta dans la chambre. Se penchant au pied de son lit, elle attrapa avec mal un petit coffre qui s'y cachait. Ses genoux caquèrent lorsqu'elle se redressa pour rejoindre sa coiffeuse. Elle y posa la boîte et en sortit son contenu. Papier, plume et encrier occupèrent alors le plan de travail. Sans plus vraiment se contrôler, Ailis s'empara de la plume et se mit à griffonner quelques mots :

«Meurtre chez maison Hannah. Poison Tomas souffrir. Shane Bartel aider eux. Tous partir vers forêt. Yeux bleus briller.

Agir vous. Et vite.

A.D»

Elle signa la lettre de ses initiales et plia le papier en quatre. Avec précipitation, elle remballa son matériel, reboutonna son manteau qu'elle n'avait pas quitté et sortit sans un mot pour son mari qui était maintenant dans la cour à s'occuper du poulailler.

De nouveau dehors, elle regarda à droite et à gauche pour voir où se trouvait Art. Elle fulmina en le surprenant sur la pointe des pieds à espionner au-dessus du portail de la cour qu'il finirait par ouvrir. Ailis s'efforça de l'oublier et se dirigea vers le pont. En passant devant le chariot et l'âne que Tomas avait abandonnés, elle se résigna à le restituer à son propriétaire. Elle prolongerait son chemin jusqu'à l'atelier des charrons. Elle saisit alors les reines et se rendit au pas de course chez une connaissance qui habitait de l'autre côté de la rivière. Cette personne, avec qui elle ne parlait que rarement, était l'unique personne sous la confidence de ses étranges lettres qu'elle rédigeait sans s'en rendre compte. C'était un devoir, un instinct, comme possédée, lorsqu'elle devait transmettre des informations sur les Defreine à un individu qui demeurait anonyme pour elle. Elle ne se souvenait jamais des mots griffés sur le papier. Elle ne se souvenait même pas avoir écrit quoi que ce soit. Après tout, elle ne savait même pas écrire.

Arrivée à destination, elle toqua deux fois à la porte. Elle se rongea les ongles d'impatience en attendant qu'on vienne lui ouvrir. Lorsqu'une petite mine se dessina dans l'embrasure, elle lui tendit l'enveloppe discrètement et précisa :

« Aujourd'hui, c'est urgent. »

La porte se referma sans un bruit. Le message était passé.

CICATRICES - T1 - Le Parfum Du SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant