Chapitre 30 : Rencontre avec le Maître (3/3)

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En suivant le chemin, ses pas le guidèrent devant une énorme double porte, elle aussi ancrée dans la roche. Son cadre forgé d'un métal noir entourait de larges panneaux en bois. Les deux battants étaient grand ouverts, permettant les allers et retours dans la fortification de pierre. Ce lieu était occupé par les membres du Cercle, une poignée de Créateurs qui avaient atteint un statut important et qui régnaient au côté du Maître sur le Repère. Leurs réunions étaient fréquentes et confidentielles. Nul Impur, nulle autre créature ne pouvait en faire partie. C'était eux qui prenaient les décisions.

La construction était resplendissante et grandiose dans sa modestie. Son haut plafond en voûte était marqué par l'irrégularité des outils qui l'avait creusé. De gargantuesques colonnes de pierre brute soutenaient le dôme. Quelques gravures courraient sur les murs et les pieds des piliers, traces d'histoire et de légendes. Des escaliers et des couloirs périodiquement rénovés distribuaient différents compartiments.

Des petits groupes d'individus s'étaient formés dans la salle et discutaient à voix basse, comme s'ils craignaient briser l'aspect céleste du lieu.

La tête droite et le pas assuré, Nioclás traversa toute la longueur de la place couverte, et vint s'engouffrer dans un corridor tout aussi sombre que le reste. Quiconque, non-initié, se serait perdu dans cet enchevêtrement de passages, de marches et de portes. Il y avait dans cette île une véritable galerie. Mais lui ne s'en formalisait pas. Il connaissait la route par cœur, cela faisait plus de vingt ans qu'il arpentait ces murs.

En passant devant les quartiers du Cercle qui lui était interdit, le brouhaha qui en émanait attesta que l'assemblée avait pris fin. Le chef étant toujours le premier à quitter la réunion, Nioclás fila à grands pas vers les appartements de son Créateur. Le Cercle venant de se dissiper, le Maître ne devait pas être bien loin. Et effectivement, comme il s'y attendait, ce dernier était en pleine ascension de l'escalier qui lui offrait l'accès à son bureau.

Nioclás l'interpella afin qu'il ralentisse et qu'il puisse le rejoindre. De dos, on était frappé par sa carrure imposante et ses épaules larges. Son rang, comme celui des membres du Cercle, requérait le port d'une tenue particulière. Une veste rouge aux coutures noires lui cintrait la taille et descendait jusqu'à mi-cuisses. Les manches longues s'évasaient et permettaient aux individus d'y cacher leurs mains. Son bas aux fibres sombres n'évoquait aucun attrait tant sa banalité lui retirait toute attirance.

« Maître ! réitéra Nioclás en s'avançant toujours un peu plus vers lui.

D'un léger tour de tête, il jeta un bref coup d'œil par-dessus le col relevé de son habit obligé, et une lueur extraordinaire brilla dans ses prunelles. Un bleu lumineux anima son regard, et il pivota entièrement pour faire face à son interlocuteur.

Au milieu des escaliers, il se stoppa et un sourire malicieux étira le coin de ses lèvres. De discrètes fossettes naquirent aux creux de ses joues modérément barbues. Ses cheveux roux, faussement coiffés, dominaient son visage clairsemé de toutes petites taches à peine visibles. Quand il se décida enfin, une voix chaude et posée sortit de sa bouche :

– Nioclás, te voilà de retour bien plus tôt qu'escompté. J'espère que tu reviens avec de bonnes nouvelles.

– Maître, répéta-t-il en une révérence fugace, j'ai bien plus à vous en apprendre que ce que nous attendions de ce périple.

– Continuons cette entrevue à l'abri des oreilles indiscrètes. »

Il accompagna son ordre d'une gestuelle élégante et circulaire de la main, dévoilant à l'occasion ses doigts fins et ornés de deux chevalières. L'une d'elles portait ses initiales, tandis que l'autre, commune aux membres du Cercle, représentait un serpent, gueule ouverte.

Nioclás n'ajouta rien à cela, et le suivi, apaisé. Les tête-à-tête avec son Créateur étaient généralement craints par la plupart des êtres vivants ici. Mais pas pour lui. Il était son Impur principal, son conseiller illégitime, celui qui en savait plus que quiconque sur ses intentions. Celui également qui avait le plus mis à contribution sa vie pour lui. Et le Maître lui en était redevable, si bien qu'il lui vouait une confiance qu'il n'accordait à personne d'autre.

Au bout du couloir qu'ils finirent par emprunter se dressait une porte aux pigments bleus. C'était la seule, dans tout le Repère, à porter cette couleur. Elle ne possédait aucune poignée et aucune serrure apparente. Le Maître s'y rendit, et il lui suffit de poser sa paume sur le bois pour que cette dernière s'ouvre dans un silence appréciable.

Les deux hommes s'engouffrèrent dans l'antre sans lumière, et l'issue se referma derrière eux.

Un bureau massif dominait le centre de la pièce sobrement garni. Carrelage, tapisserie et cadres embellissaient l'endroit. Quelques ouvrages emplissaient les étagères d'une biblio­thèque murale. Un divan et deux fauteuils généreusement rembourrés créaient un petit salon de discussion dans un coin de la salle.

Ils s'y installèrent sans concertation, et Nioclás put enfin exposer sa réussite.

« J'ai trouvé la résidence d'Aidrian Defreine. Elle se situe à Killarney, une ville du comté de Kerry. Il vit reclus dans un manoir assez exceptionnel. Comme prévu, Tomas est bien en sa compagnie, et comme vous l'aviez pressenti, il s'est éveillé.

– Parfait. Comment cela s'est-il passé ?

– Eh bien, disons que j'aurais pu ne pas revenir en vie. Impossible d'aller vers Tomas sans attirer Aidrian. J'ai tenté une approche directe, feintant un prétexte de réconciliation. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ça lui a suffi pour ne pas me tailler en pièces, et j'ai même pu assister à une scène intéressante. »

Il se frotta les mains, impatient de tout lui dévoiler. La satisfaction se lisait sur le visage de son Créateur, parfaitement muet et à l'écoute.

« Très intéressante, insista Nioclás. Figurez-vous que la petite Caiti Ferell avait élu domicile dans la résidence d'Aidrian, et que celle-ci s'était entichée de son cadet, Marius.

Le Maître arqua un sourcil, visiblement interpellé par cette annonce.

– Marius ? Celui sur lequel je n'arrivais plus à mettre la main ?

– Celui-là même. Et ça s'explique puisqu'il avait passé une partie de sa vie avec la sorcière, avant de crécher chez son aîné.

– Donc les trois frères sont réunis... C'est encore mieux que ce que je n'aurais pu imaginer, se réjouit le Maître avant de demander : Caiti est restée parmi eux ?

– C'est là où je suis tombé à point. Elle s'est attiré les foudres de la famille, et s'est fait chasser. Ayant conscience de l'atout que représente une magicienne, j'en ai profité pour la ramener au Repère. C'est pour cela que je suis rentré plus tôt. Néanmoins, ne nous faisons pas de fausses joies, elle est loin d'être attachée à nous. Laissons-lui le temps.

– Toute cette histoire est bien palpitante, mais qu'en est-il de Tomas ? As-tu pu lui parler de moi ?

Nioclás se renfonça dans son fauteuil. Un sourire malin se dessina sur son visage, et ses grands yeux noirs pétillaient de victoire. Même si c'était une évidence, il formula sa réponse à vive voix, et se délecta de la satisfaction de son Créateur :

– Puisque la présence d'Aidrian ne me permettait pas une liberté de paroles, j'ai dû être très superficiel, mais je n'ai aucun doute de l'impact que l'énonciation de votre existence aura sur notre jeune Impur. Nous portons le même poison, votre poison. Notre simple proximité aurait suffi à faire réagir le venin. »

Il se repositionna au fond de son fauteuil avant de conclure, excité d'avance par les événements qui allaient suivre :

« Le processus est en marche, Maître, Tomas viendra à vous. »

CICATRICES - T1 - Le Parfum Du SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant