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— T'es pas très bavarde, constate Alexandra en tranchant un bout de son escalope de dinde. Encore moins que d'habitude, je veux dire.

Pour la énième fois depuis ce matin, je sors de ma bulle et reviens à la réalité, ainsi qu'au brouhaha assourdissant de la cafétéria.

— Hmm... Je pense.

— Ah bon ? Tu sais comment faire ?

Je lève les yeux au ciel, et ma camarade glousse.

— À quoi ? poursuit-elle.

Sur le moment, j'hésite à me confier à elle, bien qu'il s'agisse d'une bonne occasion pour nous rapprocher, et surtout, de parler d'autre chose que des cours, des profs et d'examens.

Une fois certaine que les potentielles oreilles baladeuses des tables voisines ne capteront pas mes paroles, je finis par lui raconter : le trop beau brun croisé à répétition dans le bus, nos échanges de regards, et ses sourires qui me laissent avec toujours plus de papillons dans le ventre.

J'omets en revanche de mentionner l'euphorie qui me saisit chaque soir, quand vient l'heure de prendre le bus de la ligne C13, et ma déprime du week-end liée au seul fait de ne pas le voir pendant deux jours.

— T'as une touche ! s'enjoue Alex à la fin de mon récit.

— Peut-être...

— Non, c'est sûr et certain. Comment peux-tu encore douter, alors que le type t'a fait des appels de phares durant toute une semaine ?

Je hausse les épaules.

— Et lui, il te plait ?

— Oui, un peu...

— Et vous vous êtes parlé ? demande-t-elle.

— Bien sûr que non ! T'es folle...

— Et t'attends quoi pour le faire ? Tu sais Pauline, c'est pas toujours à l'homme de faire le premier pas. Par exemple, si je n'étais pas allée vers mon copain en première, on serait jamais ensemble à l'heure qu'il est. Donc, fais-toi violence, et lance-toi.

— Mais je peux pas l'aborder comme ça... Et qu'est-ce que je pourrais bien lui dire ?

Tandis qu'elle prend son air pensif, elle retire l'opercule de sa compote, puis détache un morceau de pain pour le tremper dans le pot. Voilà une association étrange qui m'a toujours fait grimacer.

— Donne-lui ton numéro sur un bout de papier, et vois s'il t'appelle, dit-elle, la bouche pleine.

— Mouais, bof...

— Mais si ! Comme ça, tu lui montres que t'es aussi intéressée. Tu crées un contact sans lui parler. Puisque tu veux pas le faire, ajoute-t-elle sur un ton réprobateur.

Je hausse les épaules, peu convaincue par l'idée.

À choisir, je préférerais encore que le trop beau brun fasse le premier pas. Lui donner mon numéro, c'est le risque de me prendre un vent et je serais bien trop déçue et honteuse si ce scénario devait se produire. Et pour l'instant, échanger de simples regards et sourires me contente ; même si cela m'oblige à rentrer plus tard chez moi pour avoir le bus de 20 h 17.

Alex passe le reste de l'après-midi à tenter de me convaincre que sa solution est la meilleure qui soit. En plein TD, elle détourne même son attention de l'étudiant en train de corriger l'exercice du jour, pour déchirer un coin de sa feuille à carreaux. Elle y inscrit ensuite mon numéro de portable et me force à le ranger dans ma poche de manteau.

Malgré ma réticence du début, elle parvient à me faire changer d'avis en fin de journée. À force de dédramatiser un éventuel échec, et de la voir aussi enthousiaste et insistante, je me dis que j'ai plus à y gagner qu'à y perdre.

Au moment de nous quitter, après une séance de travail passée à discuter de ma mission du soir, Alex m'accorde quelques dernières phrases d'encouragement accompagnées d'une bourrade virile à l'épaule.

Quand les portes du bus s'ouvrent devant moi, je reste focalisée sur ma tâche, malgré la boule de stress dans mon estomac. Dans le pire des cas, je pourrai toujours lancer mon numéro à la figure du brun puis m'enfuir en courant.

En attendant, je n'ai jamais été aussi déterminée de ma vie qu'à cet instant. Et je le suis encore quand nous arrivons à l'arrêt du stade d'athlétisme.

Machinalement, je glisse la main dans ma poche pour sentir le bout de feuille et me donner plus de courage.

J'ai envisagé la possibilité qu'il ne soit pas là ce soir, ou que je ne le reverrais peut-être plus jamais... Mais pas celle de le voir monter à bord avec une fille pendue à son bras.

***

À les fixer comme je le fais, ils vont forcément finir par le sentir, même s'ils me tournent le dos. C'est malpoli. Personnellement, je ne le supporterais pas, mais c'est plus fort que moi. Il m'est impossible de décoller mes yeux du trop beau brun et de son accompagnatrice installés deux rangées devant.

J'espérais qu'il ne s'agisse que d'une simple amie, ou mieux, de sa sœur, mais ils ne se ressemblent pas vraiment. Sans relever leur complicité et leur proximité physique.
Pour ne rien arranger, la blonde scotchée à lui est bien trop jolie — en plus d'être naturelle — pour le laisser insensible.

Et lorsque celle-ci se décide à poser sa tête contre l'épaule du brun, je suis envahie par une jalousie mal placée, et une peine irrationnelle. J'ai l'impression d'avoir été trahie par ce garçon, alors que je ne le connais pas et que je ne sais rien de lui. Ni son prénom ni son âge. Rien. Pas même le son de sa voix.

Et là, je me dis que j'ai été la plus grosse des andouilles, et que les plus grands longs métrages de ma vie de sont joués dans mon esprit.

J'ai dû mal interpréter son attitude... Prendre pour des signes ce qui n'en était pas, et je m'en veux d'avoir imaginé que je pouvais intéresser quelqu'un comme lui.

Ou bien, il s'est moqué de moi depuis le début. Hypothèse qui pourrait être confirmée par le sourire indéchiffrable qu'il m'a adressé en me voyant.

Un sentiment d'amertume mélangé à de la colère contre moi-même prend alors le dessus sur la tristesse.

Je reporte mon attention vers l'extérieur, à la recherche de choses à compter. N'importe quoi, en assez grande quantité pour m'occuper l'esprit suffisamment longtemps.

J'en suis à 147 lampadaires croisés sur le reste du trajet, quand vient pour moi l'heure de quitter le bus. J'enchaine tout de suite avec le nombre de pas nécessaires pour rentrer chez moi, et ne m'arrête de compter qu'une fois le seuil de ma chambre étudiante franchi.

Avant d'aller prendre ma douche, je vide mon sac et prépare mes affaires pour le lendemain, et vérifie, au passage, mon portable.

J'ignore le texto d'Alex me demandant des nouvelles, et l'appel manqué de ma mère. Je la rappellerai plus tard.

Par contre, je réponds au message de ma cousine Abi, apparemment impatiente de me voir aux fêtes de Noël, et cette attention de sa part suffit à me remonter un peu le moral.

Lorsque la sonnerie de mon micro-onde retentit, je prends mon plat de pâtes à la crème puis m'installe sur mon lit, aux côtés de monsieur Pingouin, allongé sur mon oreiller.

Si monsieur Pingouin pouvait parler, il me dirait surement de me ressaisir et de ne plus penser au trop beau garçon du bus, qui doit sans doute être un gros tocard. Il me conseillerait aussi de manger deux ou trois parts de brownie en dessert, pour absorber ma peine.

L'assiette calée sur mes genoux, j'allume la télévision puis zappe de chaine en chaine jusqu'à tomber sur l'émission la plus abrutissante possible.

Douce aigreurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant