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Comme prévu, Charlie vient sonner à ma porte le lendemain de notre réconciliation.

La soirée débute bien. Je ris beaucoup, amusée par un Charlie charmant et drôle, pendant la première heure.
Après quoi, ses taquineries se transforment en vannes vexantes par lesquelles il semble me faire passer quelques messages. Des piques sur mon poids, lorsque j'ai le malheur de me faire une tisane « SOS rondeurs », sur ma façon de me tenir assise sur le canapé, sur mon niveau intellectuel quand j'allume la télé pour voir les programmes en cours, puis sur ma manière d'embrasser pendant notre bisou-câlinou.

D'ailleurs, sa bouche n'a pas le même goût que d'habitude. À chacune de ses réflexions, je me suis demandé ce que j'avais fait pour mériter ça, mais je crois qu'il est juste un peu ivre. Cela n'excuse ni ses paroles ni ses mains insistantes que je suis obligée d'écarter toutes les cinq minutes. Ce qui n'a pour effet que de le faire pouffer de rire, comme un abruti.

Il m'agace, mais comme prévu, je le laisse dormir là. Parce qu'au fond, je n'attends que ça depuis la veille.

Sauf que Charlie m'agace tout autant au réveil avec sa mauvaise humeur, à se plaindre du manque de sommeil, de confort et de la place que je prends alors que nous sommes dans un petit lit. J'espérais qu'une fois l'ivresse passée, il redeviendrait sympa.

Le pire arrive quand il se questionne à voix haute sur l'utilité de passer une telle nuit — la plus horrible de sa vie, à l'écouter — si on ne couche même pas ensemble. Toujours sur un ton humoristique, bien sûr.

Je feins l'ignorance, alors que la peine me comprime la poitrine. J'aurais aimé qu'il soit encore bourré pour mettre ça sur le compte de l'alcool.

Il reste détestable jusqu'à ce que je parte en cours. Ça ne m'empêche pas d'avoir des papillons dans le ventre quand il glisse une main dans mes cheveux avant de m'embrasser devant l'arrêt de bus. Ça ne m'empêche pas non plus de me sentir abandonnée lorsqu'il s'en va, ou de penser à lui la journée entière et les jours qui suivent.

C'est au cours de cette même semaine que des insomnies commencent à perturber mes nuits. Je n'ai aucun mal à m'endormir. Par contre, je me réveille deux ou trois heures plus tard, et il m'est impossible de me rendormir malgré la fatigue.

La première fois, je n'ai pas eu de réel problème à rester éveillée pendant les cours. Juste un coup de barre dans l'après-midi, ce qui m'arrive même quand je dors neuf heures d'affilée. Sauf qu'à force d'accumuler la fatigue, les jours suivants se sont montrés plus pénibles.

J'ai testé toutes sortes de méthodes trouvées sur Internet, en vain. Même compter jusqu'à mille ne m'aide pas. Chaque soir, je me vais donc me coucher avec l'appréhension de me réveiller quelques heures plus tard.

Durant ces phases avec moi-même, j'ai tout le temps de penser aux cours, à mes notes pourries, et surtout, à Charlie. À me demander ce qu'il fait de ses soirées après le travail, à m'imaginer des scénarios où il se comporterait différemment, où il m'accorderait un peu plus d'intérêt.

À force, je finis par m'angoisser toute seule, comme d'habitude. Alors je traine sur YouTube dans l'espoir de me changer les idées et de m'endormir. Je regarde des dizaines de vidéos dans le noir, jusqu'à en avoir les yeux qui piquent. Je somnole toujours à un moment ou un autre, jusqu'à ce que l'alarme de mon réveil sonne. Me lever devient de plus en plus difficiles voire impossible, si bien que je finis par la désactiver.

Des textos d'Alexandra ont commencé à inonder mon portable chaque matin, puis ont cessé petit à petit.

Un samedi midi, elle m'invite à la rejoindre dans un restaurant de la vieille ville pour déjeuner avant d'aller réviser. Et maintenant que je rate la moitié des cours, je dois bosser encore plus que d'habitude pour rattraper mon retard. Si Alex n'était pas là pour tout m'expliquer et m'aider pour les travaux à rendre, j'aurais déjà abandonné.

— Au fait, tu m'as pas envoyé les cours d'hier... dis-je, entre deux conversations.

— Ah, j'ai oublié.

Elle soupire et prend une bouchée de sa purée.

— J'en ai un peu marre, pour tout t'avouer. J'ai l'impression de bosser pour toi, qui profite de toutes tes matinées. C'est trop facile de te reposer sur moi.

— Je t'ai dit que j'arrivais pas à dormir...

— T'as essayé ce que je t'avais conseillé ?

Des cachets qui puent les plantes trouvables en pharmacie sans ordonnance, efficaces une nuit, puis plus rien.

— Oui, ça marche pas, dis-je.

— Tu devrais aller chez le docteur, dans ce cas-là.

Je hausse les épaules.

— Si j'y vais, il va me donner des somnifères, et j'ai pas envie. Une amie de ma mère en prend. Elle est toujours dans son lit et fait rien de ses journées.

— À mon avis, si tu te couches tôt et que tu fais l'effort de te lever ça devait aller... À moins que tu ne dormes pas pour d'autres raisons. Comme passer des nuits entières avec ton copain, plaisante-t-elle à moitié.

Si seulement. Car s'il y a de rares moments où je dors sans aucun problème, c'est quand je suis dans le même lit que Charlie. Avec sa présence, sa chaleur et son odeur que je hume jusqu'à m'en boucher les narines.

En réponse à sa suggestion, je lève les yeux au ciel.

— Tu m'en parles jamais, d'ailleurs, ajoute Alex.

— J'ai rien d'intéressant à raconter.

— Vous vous voyez toujours ?

— Oui, le week-end.

Deux jours d'affilés quand j'ai de la chance, sinon, un.

Face à mon manque d'éloquence, elle abandonne le sujet, même si je sens qu'elle a d'autres questions à poser. C'est une des qualités que j'apprécie chez elle.

En arrivant dans ma chambre étudiante après une après-midi peu productive, mon portable se met à vibrer dans mon sac à dos. Je le cherche frénétiquement entre les classeurs, les livres, et le trouve juste à temps pour décrocher. Ma joie redescend vite quand je lis le « maman » affiché sur l'écran. Après l'avoir écoutée me raconter les derniers potins du village, elle me demande comment se passe la fac, alors que je lui réponds toujours la même chose.

— Les vacances d'hiver arrivent bientôt, non ? Tu as pris ton billet de train ?

— Non... Je pense pas rentrer à la maison, cette fois-ci.

— Pourquoi ?

La déception dans la voix de ma mère me fait un peu culpabiliser sur le moment.

— Pour bosser. Ça sera plus simple pour moi d'être ici, j'ai tous mes livres et classeurs.

Voilà l'excuse officielle. En réalité, je reste plus pour Charlie, qui m'a promis de prendre des jours de vacances pour me voir. On a d'ailleurs prévu un séjour au ski.

— Tu ne penses pas que ça te ferait du bien de rentrer ? T'as l'air fatiguée.

— Non, ça va.

Je n'ai rien dit à mes parents pour mes insomnies. Tout comme je n'ai jamais mentionné l'existence de Charlie, mon semestre raté ou mon absence de motivation. Ils seraient trop inquiets et déçus, surtout ma mère. Et s'il y a une chose que je ne veux pas, c'est les décevoir, eux, qui me soutiennent moralement et financièrement.

Alors je me force à continuer, même si je ne rêve que de changer de cursus pour faire des études qui m'intéresseraient vraiment. Comme un master en biologie marine, pour devenir exploratrice des fonds marins et réaliser des reportages sur le plancton pour National Geographic. Ou pour devenir dresseuse de dauphins dans les Caraïbes.

Douce aigreurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant