Les Mots du Vent

La longueur du temps.

C'est long une vie, très long, trop parfois.... pourtant quand elle touche à sa fin, on a l'impression que c'est trop tôt, que tout est allé trop vite, que tout était trop court...

Oui, c'est long une vie, vraiment long, mais pour la Terre, ça ne représente qu'une minute, ou plutôt une seconde, un souffle...

Ma vie à moi ? Elle aura été bien longue, mouvementée par moments, très paisible d'autres fois, mais surtout pleine de trésors...

Quand je suis né, tout petit, presque invisible au milieu des autres, si grands, je pensais que c'était une vie d'ennui qui commençait pour moi,je me trompais. Au départ,je ne sentais que la terre fraîche et humide autour de moi, puis j'ai grandi et j'ai connu la chaleur du soleil, la douceur de la brise, le ruissellement de la pluie. Toutes ces sensations que j'ai appris à apprécier au fil du temps ont été les seules choses qui ont rythmé les vingt premières années de mon existence. Forcé de subir la météo capricieuse, j'ai fini par apprécier ce qu'elle m'offrait. Le paysage autour de moi était toujours le même, toujours la même pierre à côté de moi, le même ruisseau derrière le même buisson.

Non ce paysage n'a pas évolué toutes ces années, mais cela ne l'a pas empêché d'être unique à chaque minute. La lumière du soleil, le vent qui agite les herbes, l'eau qui fait étinceler les feuilles ou le brouillard qui masque la forêt, toutes ces choses ne sont jamais deux fois pareilles, et c'est ce qui m'a permis d'éviter l'ennui durant vingt ans.

Et puis un jour tu es arrivé, tout mignon avec ton chapeau trop grand, tu as posé ton sac d'explorateur près de moi et tu as commencé à observer les insectes qui étaient venu chercher ombre et abris sous mes branches. Tu étais accompagné d'une personne qui, je le comprendrais plus tard, était ta mère.

Tu es souvent revenu pour jouer près de moi, d'abord sous la surveillance bienveillante de ta mère puis, plus tard, seul ou avec des amis.

Au bout de quelques années, le terrain de jeu que je t'offrais entre mes racines ne t'a plus suffit, tu avais envie de découvrir un autre monde, d'autres animaux, alors ta soif d'aventure t'a poussé à saisir une branche, et à te hisser. Tu n'es pas monté très haut la première fois, par peur ou parce que tu avais fait assez de découvertes pour ce jour-ci, je ne sais pas, mais tu as continué à grimper quand tu venais, et chaque fois tu montais un peu plus haut que la précédente. Peu à peu je me suis habitué à la pression de tes pieds et de tes mains sur mes branches, je me suis mis à les aimer comme j'aimais le paysage qui m'entourait, et quand tu ne venais pas assez souvent, je sentais en moi comme un creux. Et puis j'ai compris que si tu continuais à venir vers moi après tout ce temps, c'est que tu m'aimais bien aussi.

Un jour, tu devais avoir près de 15 ans, tu es arrivé complètement dévasté. Les larmes coulaient le long de tes joues et je devinais la plaie béante qui te broyait le cœur.

J'étais triste quand j'ai vu que tu ne me remarquais pas dans le brouillard de ta peine. Tu t'es hissé machinalement entre mes branches, sans te soucier de savoir si tu me faisais mal ou pas. Tes prises d'habitude douces, étaient maintenant brutales et douloureuses. Les branches craquaient sous l'effort que tu leur imposais. Tu as grimpé jusqu'à une branche où tu t'es assis, puis tu as sorti un carnet et un stylo pour commencer à écrire. Tes larmes ont fait couler l'encre sur la première page alors, d'un geste rageur, tu l'as arrachée pour laisser le vent l'emporter avant de recommencer sur la page suivante. Après une dizaine d'essais qui se sont envolés, tu as eu l'air satisfait de ce que tu avais écrit et, apaisé, tu as appuyé ton dos contre mon tronc et fermé les yeux. J'ai senti que tu laissais toutes ces sensations qui existent pour un arbre t'envahir. Tu as écouté le vent te chanter une mélodie réconfortante pendant que le soleil réchauffait ton cœur meurtri. J'aurais tant voulu pouvoir faire quelque chose pour te consoler, juste tendre une branche ou agiter une feuille, mais le sort d'être un arbre est de ne rien pouvoir faire mais de tout pouvoir voir...