ARGOLIA

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Ken mena son embarcation dans une crique baignée par la lueur blafarde d’un croissant de lune glissant lentement sur un ciel nuageux. Aucun mouvement n’était perceptible hormis celui des vagues exhalant leur dernier souffle de vie sur la plage de galets. Le jeune homme sauta dans l’eau et tira son embarcation sur la grève. Au loin, la masse du Harpon s'enfonçait dans la nuit. Le navire n’était déjà plus qu’une tâche moins sombre sur l’horizon. Ken eut un pincement au cœur. Avec le Harpon qui s’évanouissait, avalé par les ténèbres et l’océan, c’était Kan tout entier qui glissait hors de sa portée. Il était dorénavant seul face à un monde hostile.
Résigné, il se tourna lentement vers la plage et au delà, son destin.
Peu après, Ken évoluait dans les ombres d’Argolia et de sa principale cité Argol. Des constructions serrées s’alignaient autour de sa principale artère, un large chemin de terre cahoteux, aux extrémités duquel se dressaient les deux bâtiments emblématiques de l’île. D’un coté la guilde des voleurs, de l’autre la guilde des assassins. Argolia avait la particularité d'accueillir en son sein le cœur de ces deux institutions. Caillou abandonné des dieux, aride et perdu au milieu des flots, Argolia offrait de faibles perspectives de croissance à ses occupants. Ayant peu à proposer en terme d'échange avec ses argentés et lointains voisins, le peuple insulaire dut développer certains talents leur permettant d'obtenir quelques richesses. Les choses allant, ils firent bientôt commerce de leur savoir faire à travers tout Pangéa. L'île devint ainsi un lieu hors du commun où ne s'appliquaient aucune des lois prévalant sur d'autres territoires. Sans véritable puissance militaire, Argolia avait acquis l'assurance de n’être inquiété par aucun de ses puissants voisins. Mysti ou Ivish pourraient raser l’île en un clin d’œil mais ses habitants avaient bien trop de valeur pour tous les comploteurs de ce monde. Toutes les nations avaient à un moment ou un autre de leur histoire faites appel aux compétences particulières des Argolides.
Lors d’un précédent passage sur l’île, Ken avait interrogé Adam sur l’existence d’un tel repaire de criminels. Son maître d’arme lui avait raconté que les guildes conserveraient des archives détenant les noms de commanditaires de chacun de leurs forfaits. Ces crimes ayant parfois permis d’usurper certains trônes personne ne souhaitait les voir éclater au grand jour. Ces documents, les talents des Argolides ainsi que leur grande discrétion garantissaient la sécurité de l’île. Adam était parvenu une seule fois à arrêter un voleur de la guilde qui s’était emparé d’un précieux calice d’or à la cour d’Ivish. Malgré les châtiments qui lui avaient été infligés cet homme ne dévoila jamais pour le compte de qui il agissait. Il était mort, emportant son secret dans sa tombe.
En tous les cas, la consigne qui était donnée aux voyageurs devant faire escale sur l’île était simple. Ne vous occupez que de vos affaires et ignorez les autres si vous souhaitez embarquer de nouveau sur votre navire. Il ne fait jamais bon se mêler des affaires des guildes. C’était là un principe qui s’était mué en seule et unique loi sur ce rocher égaré au milieu des flots.
Toutes sortes de gens, humbles voyageurs, nobles de passage ou criminels recherchés partout ailleurs, circulaient librement sur l’île. Nul  n’avait besoin de se cacher car, suivant la règle Argolide, tous fermaient les yeux et s'ignoraient. Kenneth espérait ainsi pouvoir se noyer dans la foule des anonymes embarquant à Argolia et pouvoir ainsi débarquer à Ivish sans éveiller le moindre soupçon quant à ses origines. On l’avait mis en garde. Compte-tenu des disparitions de ses prédécesseurs, il était fort probable qu’Octan fasse surveiller Kan et ses émissaires.
Soudain soupçonneux, Ken observa la rue et les badauds autour de lui. La présence des passants provoquait un certain malaise. Il s'engagea dans une ruelle étroite, moins fréquentée et poursuivit sa progression vers le port. Le jeune homme fut brusquement percuté par une masse sombre et tomba à la renverse. Le choc passé, il se redressa et chercha qui pouvait bien être à l’origine de la collision. Non loin de lui, un jeune garçon tentait de se relever en se tenant la tête. Visiblement sonné par cette rencontre abrupte il chancela puis se rassit. Ken s’approcha de lui.
- Tout va bien, mon garçon ?
- Ca irait mieux si vous regardiez où vous marchez espèce de brute.
- Tu te heurtes à moi en courant comme si la mort en personne était à tes trousses et ce serait moi le responsable de tes douleurs. Tu ne manques pas d’air.
Le garçon se releva une nouvelle fois et parvint à garder la station verticale. Il jeta un rapide coup d’œil à Ken avant de répondre.
- De toute façon je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Alors donc au revoir !
Il fit volte face mais la main du Kanais se referma sur son poignet, l’empêchant de reprendre sa course.
- J’aimerais, petit impertinent que tu me présentes tes excuses avant de disparaître.
- Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi, donc !
- Ne faites surtout pas ça ! vociféra une nouvelle voix.
Sans lâcher sa prise, Ken se tourna.
Un homme trapu émergeait à son tour des ténèbres. A la lueur de la lune il semblait avoir courut sur une longue distance et paraissait en nage. Des gouttes de sueur luisaient sur son large front. Une imposante barbe enserrait un visage aux traits durs dans lequel s’enfonçaient de petits yeux noirs. L’homme s’épongea du revers de la main gauche.
- A présent nous allons voir si tu as toujours la langue si bien pendue, petite voleuse, déclara-t-il en tirant une longue rapière de son étui.
Ken fixa rapidement sa prise. Rien dans les cheveux courts, les vêtements amples et sombres ne trahissait de signes de féminité.
- Que comptez-vous faire de cette arme ? interrogea Ken.
- Apprendre à cette apprentie voleuse qu’il faut savoir choisir ses victimes. Malheureusement pour elle ce sera sa dernière leçon.
Ken chercha vainement un signe indiquant que son interlocuteur n’était pas à prendre au sérieux. Mais l’homme paraissait on ne peut plus convaincu du bien fondé de sa décision.
- N’est-ce pas un peu exagéré, messire ? hasarda le voyageur. Il ne s’agit là que d’une enfant.
- Etranger, je vous suis reconnaissant de m’avoir permis de rattraper cette jeune impertinente. Cela étant, la patience n’est pas une de mes vertus premières.
Ken relâcha la jeune fille qui s’enfuit sans demander son reste.
- Désolé, messire, s’excusa-t-il. Elle a réussi à m’échapper. Peut-être parviendrez-vous à le rattraper si vous vous hâtez.
- Je vous avais prévenu quant aux limites de ma patience. Tant pis pour vous.
Furieux, l’homme chargea Ken. Ce dernier esquiva et tira son épée à son tour. Les deux hommes se firent face. La réaction de son adversaire étonna le Kanais. Dans son pays, jamais on ne s’en prendrait à un enfant de la sorte pour un vol. Quel qu’il soit ! Même si cette enfant avait dérobé le Globe de Cristal elle n’aurait pas mérité un tel acharnement. Ken eut un sourire amer. Après tout ce que son peuple et son pays avaient enduré, il n’était plus certain de ses réactions ni de celles des siens. Comment pardonner à la personne qui aurait causé la ruine de Kan ? Fut-ce un enfant ?
Ken para de justesse une nouvelle attaque. Il lui fallait cesser de penser à Kan. Il finirait par y laisser la vie avant même que sa quête ne soit entamée. Il fixa l’autre combattant. Il ne vit aucune faille dans sa garde. L’homme paraissait cependant encore éreinté de sa course. Le Kanais décida de s’économiser en exploitant cette faiblesse. Ce faisant, il se mit sur la défensive. Son adversaire se rua de nouveau sur lui. Ken esquiva, se fendit et para en se déplaçant de façon circulaire autour de l’attaquant. Malgré sa fatigue, ce dernier portait des attaques fulgurantes, précises et presque mortelles. Seul l’épuisement privait ses coups de l’énergie nécessaire pour surprendre et surclasser Ken. L’angoisse assaillit le voyageur quand la lame de la rapière taillada sa chemise. Un bond en arrière lui avait permis de se soustraire in-extrémis à la morsure du fer. Par chance ce type d’arme était d’une efficacité relative sur les coups de taille.
Ken ne pouvait plus se contenter d’attendre. A son tour il porta une attaque. Son adversaire para le coup destiné à son coté droit et accompagna le geste de sorte que le Kanais manqua de trébucher. Le combat s’annonçait plus ardu que prévu. Les deux antagonistes s’observèrent longuement en silence. L’autochtone tenta une nouvelle passe. Repoussant la rapière vers l’extérieur d’un mouvement circulaire, Ken ouvrit une faille dans la défense de l’attaquant. Il en profita pour lui asséner un coup de pied à l'abdomen. L’homme s’écroula, le souffle coupé. Sa main heurta violemment une pierre sur le sol. Il relâcha l’arme qu’elle tenait en poussant un grognement. Ken se précipita vers son agresseur mais ce dernier lui projeta une poignée de sable au visage. Le Kanais recula. Son adversaire saisit de nouveau sa rapière de l’autre main et la plongea en direction de l’estomac du voyageur. Ken esquiva de justesse puis referma une main sur la lame peu tranchante. Il tira brusquement l’épéiste à lui et le frappa à la tête avec la garde de son arme. L’homme tituba un instant et s’affala sur le sol. Ken piétina le poignet endolori de son adversaire, lui arrachant un cri étranglé et posa le fil de son épée contre sa gorge.
- Je pense, messire, déclara-t-il, qu’il serait bon que vous renonciez et que nous mettions un terme à ce combat ?
- Je ne te voulais pas réellement de mal jusque là, étranger, bien que tu sois allé à l’encontre de nos lois en te mêlant d’affaires ne te regardant pas. Je n’ai fait que te ménager. Mais ce petit jeu doit prendre fin. Alors apprends une chose, un assassin ne dépose jamais les armes. Seule la mort pourrait le faire capituler. Et elle n’a pas encore sonné pour moi.
Avec une agilité et une vitesse déconcertante l’homme parvint à frapper Ken de ses jambes et à le déséquilibrer. Ken roula sur le coté tandis que son assaillant se redressait. Saisissant sa rapière à deux mains il la leva haut pour frapper le Kanais. Profitant de l’ouverture ainsi offerte ce dernier appuya la pointe de son épée contre l’estomac de son adversaire. Les deux hommes demeurèrent immobiles un instant.
- Apparemment nous voilà revenus à la case départ, annonça Ken avec un sourire en coin. Vous me frappez, je vous transperce. Qui de nous sera le plus rapide ?
L’autre serra les dents. Un rictus de haine déformait à présent son visage.
- Aussi plaisant soit-il à regarder, je crains malheureusement que cet affrontement n'a que trop duré, annonça une voix.
Ken jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Plusieurs hommes surgirent des ombres et approchèrent des deux combattants. L’un d’eux tenait par le col la jeune fille qui avait percuté le Kanais un peu plus tôt. Instinctivement ce dernier accentua la pression de son arme sur son adversaire.
- Si j’étais toi, j’éviterais de faire ça, poursuivit la voix.
L’homme qui retenait l'enfant poursuivit.
- Il est généralement déconseillé de tuer ou même de menacer de mort un membre de la guilde des assassins en présence de ses frères. Ta gestuelle et ta technique de combat trahissent tes origines, mais aussi doués soient les soldats d'Ivish je doute que tu résiste, seul, à nos assaults.
- Pardon, messire, répondit Ken. Mais je ne pouvais laisser cet homme s’en prendre à un enfant sans intervenir.
- Vous connaissez pourtant notre loi.
- J’ignorais l’identité de ces gens.
- En ce cas permettez-moi de faire les présentations. Au bout de votre épée se tient Cornélius. Un de mes assassins les plus expérimentés. Son âge ne lui permet plus de courir assez vite pour récupérer son bien mais sa dextérité reste encore étonnante. Cet agile coureur et trousseur, répond quant à lui, ou plutôt quant à elle, au nom d’Alicia. Cette jeune femme dont vous étiez prêt à défendre l’innocence au péril de votre vie deviendra probablement un jour, je le crains, la voleuse la plus habile de tout Pangéa.
- Merci, maître Séférian, fit l’enfant souriant.
- Remercie plutôt l’étranger d’être intervenu. Par Oth! Que t’arrive-t-il, gamine ? Il y a des règles à respecter, même lorsqu’il s’agit de montrer sa valeur. N’est-ce pas là la base de l’enseignement de maître Marcus dans votre confrérie. Un bon voleur doit savoir garder un profil bas et ne pas se vanter de ses faits. Il est des choses que l’on ne dit pas à la légère.
- Pardon, maître. Mais tout ce que j’ai dit est vrai.
- Nous en débattrons plus tard. Quant à toi Cornélius, si nos codes de conduite interdisent aux étrangers de se mêler de nos affaires ils interdisent aussi aux membres de notre communauté de régler leurs comptes entre eux. Ce n’est pas à toi de faire ta loi.
- Maître ! Je ne pouvais pas laisser cette petite effrontée, qui n’est même pas des nôtres, me voler et me calomnier comme elle l’a fait.
- Prends garde Cornélius. De lourdes accusations pèsent déjà sur toi. N’en rajoute pas en offensant Marcus et sa descendance.
- Mais il n’a fait qu’adopter cette gamine. Ceci aussi est contre nos règles.
- Silence ! Ce n’est ni l’heure ni le lieu de critiquer les choix du maître de la guilde des voleurs. Que cela te plaise ou non, Alicia est son unique héritière. A présent range ton arme.
A contrecœur, Cornélius s’écarta de Ken et s’inclina en direction de son supérieur. Puis il lança un regard noir à la fillette et s’avança lentement vers elle.
- N’espère pas t’en tirer à si bon compte, petite vipère. Je vais t’apprendre à garder tes sales pattes et à tenir ta langue.
- Assez, Cornellius ! ordonna Séférian. Cette affaire se règlera entre Alicia, maître Marcus, toi et moi. Quant à toi étranger, en temps normal ton intervention aurait mérité la mort. Alors félicites-toi que pour l'heure, j'ai des affaires plus importantes à régler. Quittes cette île au plus tôt.
Kenneth se releva lentement. Son regard parcourait la scène allant d’un assassin à un autre. Il se demandait dans quelle mesure il pouvait avoir confiance en ces hommes dont la réputation engageait à la plus grande prudence.
- Je prévoyais de prendre le large dès demain, messire, annonça-t-il. Je puis vous garantir que vous n’entendrez plus parler de moi.
- Je vous le souhaite. Maintenant allez ! Disparaissez.
Ken hésita un instant. Puis, lentement, il s’écarta à reculons, surveillant toujours ses adversaires potentiels. Son attitude parut amuser Séférian qui l’observa un moment avant de se détourner et de s’adresser à sa troupe. A leur tour, les assassins quittèrent le théâtre du combat et s’enfoncèrent silencieusement dans la nuit.
Ken demeura seul dans la ruelle tous ses sens aux aguets. Puis, lentement, il se mit en mouvement à son tour et reprit la direction du port. Peu après il arriva face à une grande crique dans laquelle mouillaient quatre bateaux. Non loin, un chemin grimpait le long d’un promontoire rocheux au-dessus duquel se dressait un bâtiment. Ken le gravit. Un panneau adossé au mur de la baraque annonçait « comptoir des marins ». Le voyageur y pénétra. Un homme bourru au teint mat se tenait debout derrière un comptoir courant le long du mur de gauche. L’homme s’appelait Artemus et était propriétaire des lieux. Il tenait l’auberge la plus proche du port et la plupart des voyageurs faisaient halte dans son établissement. La proximité aidant, navigateurs et passagers se retrouvaient dans son établissement afin de négocier une place sur un navire ou d’échanger diverses marchandises. La boutique ne fermait jamais et il y régnait toujours une certaine activité. A son arrivée, Ken remarqua quelques clients disséminés autour de tables proches d’un âtre dans laquelle rougeoyait un feu moribond. Le Kanais s’approcha d’Artemus.
- Bonsoir. Je cherche une chambre pour la nuit.
- Malheureusement, je n’en ai plus aucune de libre. Je peux tout au plus vous proposer une place dans la grange. La paille est fraîche et abondante et la température pas encore trop basse.
- Va pour le lit de paille.
- Pour le repas, à cette heure il ne reste que de la soupe de poisson et un bon vin.
- Je saurais m'en contenter.
- Allez vous asseoir. Je vous porte de quoi manger.
L’homme se retourna et se dirigea vers une alcôve voilée par un  rideau derrière le comptoir.
- Encore une chose, interrompit Ken. Savez-vous si un navire lève l’encre demain pour Ivish ?
- Il y a en effet le Bart qui prend la mer. Si vous voulez embarquer à bord sachez qu’il part au lever du jour. Vous voyez l’homme barbu là-bas qui discute avec ce couple ? C’est le second du navire. J’ai crut comprendre qu’il  avait encore de la place.
L’aubergiste indiqua à Ken une table de trois personnes. Le voyageur les observa un moment avant de s’installer non loin. L’aubergiste reparut peu après portant un plateau. Il posa sur la table une assiette de soupe chaude, un morceau de pain et une chope. Puis il s’éloigna en direction du trio. Il se pencha sur l’oreille du marin et chuchota quelques mots. L’homme se tourna vers Ken et lui adressa un sourire. Puis il échangea encore quelques mots avec Artemus avant que celui-ci ne s’éloigne. La conversation du trio s’acheva rapidement. Le marin quitta ses interlocuteurs et s’approcha du Kanais.
- Excusez-moi, messire. Il semble que vous souhaitiez vous rendre à Ivish.
- C’est exact.
L’homme tira une chaise et s’assit.
- Je suis Martin, le second du Bart. Et ces deux jeunes gens que je viens de quitter sont de nouveaux passagers heureux d’embarquer sur notre beau navire.
- Que me coûtera la traversée jusqu’à Ivish ?
- Voyager sur la mer de l’Est est une entreprise relativement paisible mais longue. Les points de ravitaillement sont peu nombreux. Ce qui nous oblige à embarquer plus de vivres et moins de marchandises. Le prix pourra vous paraître un peu élevé mais vous serez à bord d’un bâtiment récent, confortable et équipé de suffisamment de cannons pour donner à réfléchir à n’importe quel pirate ayant l’idée de s’en prendre à nous.
- Et combien vont me coûter cette sécurité et ce confort ?
- Deux cents cinquante Kars.
Ken fouilla dans la bourse attachée à sa ceinture et en tira quelques pièces qu’il compta puis plaça dans une poche. Il tendit ensuite la bourse à son interlocuteur.
- Je n’en ai que deux cent. Avec ça vous me trouverez bien une place dans la pièce la moins luxueuse de votre bateau.
L’homme se frotta la moustache un instant puis vida la sacoche sur la table et compta rapidement les pièces. Il les rangea avec un grand sourire.
- Bienvenu à bord. Demain nous levons l’encre à l’aurore. Soyez prêts.
Le marin se leva.
- Il est temps pour moi de rejoindre mon navire. Passez une bonne nuit.
Il se retourna et s’éloigna. Avant de quitter la pièce il s’arrêta au comptoir et discuta de nouveau avec Artemus. Soupçonneux, Ken les observa à la dérobée. Il se remémora que toute sorte de gens se trouvaient ici en voyageant dans la plus parfaite discrétion. Nul ne savait qui il était et personne ne chercherait à le savoir. Il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Le marin tira des pièces d’une bourse et les tendit à l’aubergiste puis sorti de l’établissement. Artemus empocha la somme et vaqua à ses occupations sans se soucier de ses clients. Du temps passa. Kenneth finit son plat tandis que la salle se vidait peu à peu. L’aubergiste le conduisit à l’arrière de l’établissement et l’installa à l’étage supérieur de la grange. Le jeune voyageur régla d’avance les frais du repas et de la nuit puis s’installa aussi confortablement qu’il le pouvait. Il jeta un coup d’œil depuis une fenêtre. La vue surplombait l’à-pic et les flots s’étendant au-delà. A l’exception d’une tâche de lumière, reflet d’une pâle lune, la mer semblait d’un noir aussi profond que la nuit. Combien de dangers se tenaient par delà Argolia, tapis dans les ténèbres, prêts à fondre sur lui dès qu’il aurait atteint Ivish ? Il resta là immobile un long moment puis se détourna et alla se coucher, un peu de repos lui ferait le plus grand bien.
Ken dormait déjà depuis une éternité, lui sembla-t-il, tant la tension qui l'avait accompagné tout au long de cette journée l’avait épuisé. Quelque chose le tira brusquement de son sommeil. Il voulut se relever mais une force colossale l’en empêcha. Il était immobile, pieds, poings et cou liés. Comment avait-il pu être ainsi emprisonné sans qu’il ne s’en rende compte ?
- Bonjour, étranger, tonna une voix familière à ses cotés.
Il parvint à tourner la tête et aperçut Cornélius assit sur un ballot de paille.
- J’aurais quelques mots à te dire.
Le nœud autour de sa gorge se resserra.
- Primo tu n’aurais jamais dut te mêler de mes affaires. Vois-tu cette île ne connaît qu’une loi. Nul ne doit interférer dans les entreprises des guildes.
L’étreinte s’accrut d’avantage autour de son cou.
- Apprend qu’un combat avec un assassin ne peut avoir qu’une issue. Tu n’aurais pas du hésiter quand tu en avais l’occasion. Ne laisses jamais ton adversaire s’en sortir vivant. Surtout s’il a quelques rudiments de sorcellerie.
Ken senti son souffle se couper.
- Tu sais, ça me fait presque de la peine parce que tu te bats bien. Mais je ne voudrais pas que l’on pense que ce poignet cassé soit dû à autre chose qu’à un coup de malchance. On aurait vite fait de jaser. Les jeunes de nos jours ne respectent plus rien. Et je ne permettrais plus à aucun autre gosse de me manquer autant de respect que cette jeune Alicia. Elle aussi paiera cher. Son tour viendra. En attendant, je me contenterais de toi.
Le nœud étrangla d’avantage le prisonnier. Ken se sentait au bord de la perte de conscience. Sa gorge le brûlait. Sa bouche s’ouvrait en quête d’oxygène mais l’air ne parvenait plus à y pénétrer. L’agonie se peignait sur son visage tandis que son corps se convulsait frénétiquement dans ses liens.
- Nous allons partir faire une petite promenade au large. Là je donnerais ton corps en pâture aux requins. Ainsi Séférian ne saura jamais rien de ce qui s’est passé. Mais comme je tiens à ce que tu puisses profiter toi aussi du spectacle je te réveillerais juste avant le festin. A présent il te faut dormir. Un long voyage nous attend.
La pression autour de la gorge de Ken s’accrut encore. Lentement le jeune homme sentit toutes ses forces s’évanouir en même temps que le quittait son dernier souffle. Ses yeux se refermèrent quand un bruit mat résonna non loin de lui. L’étreinte se relâcha soudain. Kenneth se redressa péniblement et, la bouche grande ouverte, avala de longues goulées d’air. Le Kanais demeura ainsi assis un long moment avant de se tourner vers Cornélius. L’assassin gisait face contre terre. Ken l’approcha lentement et remua légèrement son corps. L’homme ne réagit pas.
- Pas d’inquiétudes, l’ami, fit une nouvelle voix familière. Il ne se relèvera pas de si tôt.
- Ami ? J’ai peur de ne pouvoir faire plus confiance à une voleuse qu’à cet assassin, réussit à articuler Ken.
Alicia sortie des ombres et grimpa à l’étage. Elle contempla la masse inerte de Cornélius avec un large sourire.
- Est-ce ainsi que dans ton pays on remercie ceux qui viennent de vous sauver la vie ?
- Ce sauvetage aurait été inutile si une certaine détrousseuse ne m’avait pas embarqué dans cette histoire.
- Hé ! Je ne vous ai pas demandé d’intervenir quand il me poursuivait.
- En effet, j’aurais mieux fait de m’en abstenir.
- Bon, écoutez. Vous m’avez sortie d’un mauvais pas tout à l’heure. Je viens d’en faire autant pour vous. Alors nous sommes quittes.
- Quitte ? Dès son réveil cet homme ne pensera qu’à une chose ; me retrouver. Je ne tiens pas à avoir un assassin sur le dos le restant de ma vie.
- C’est un peu tard pour y penser.
La jeune fille se pencha sur sa victime et commença à le fouiller.
- Que faites-vous ? s’étonna Ken en lui saisissant le bras.
- Je récupère ce que j’ai perdu.
Elle se dégagea de l’emprise du Kanais et reprit ses recherches. Peu après elle retira en grimaçant une petite gemme dorée d’une poche de Cornélius.
- Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Ken.
- La clé du paradis. Cornélius a eu le tort de me prendre quelque chose qui me revenait de droit. Le salaire d’un dur travaille que seule quelqu’un d’aussi habile que moi pouvait réaliser. Ce balourd l’a dissimulé dans une cellule qu’il pensait secrète mais je l’ai découverte. Et à présent moi seule possède le laisser passer. En prime, comme cet assassin est peu dépensier et conserve tous ses gains depuis son premier contrat j’aurai un joli dédommagement.
- C’est parce que vous connaissez sa cache qu’il voulait vous tuer.
- En partie, oui.
Alicia sourit comme au souvenir d’une bonne blague.
- Disons, reprit-elle, qu’après mon coup d’éclat il m’a mise dans une situation plutôt périlleuse. Je n’ai put m’en tirer qu’en révélant devant d’autres assassins certains détails de sa personnalité très peu appréciés par ses paires. De fait il risque d’être banni définitivement de son clan et de l’île, si ce n’est pire.
- Vous ne pouvez pas lui prendre ce bijou pendant qu’il est sans défense. Vous rendez-vous compte que pour de l’argent vous avez mis votre vie en péril et peut-être brisé celle d’une autre personne ?
La jeune femme le regarda avec de grands yeux.
- D’où est-ce que vous débarquez ? Des gens meurent tous les jours pour moins que ça. Cornélius n’a rien d’un innocent. C’est un assassin ! Il tue pour de l’argent et certainement aussi par plaisir. Savez-vous combien de vies il a pris dans sa carrière ?
Ken ne répondit rien.
- Il est hors de question que je lui rende ceci.
Et elle brandit l’objet de son larcin.
- Figurez-vous que je risque aussi d’être bannie pour l’avoir dérobé. Je n’ai pas pris tous ces risques pour rien.
- Alors pourquoi ?
- Je suis une voleuse, répondit-elle souriante. A ce que dit maître Séférian, je suis la meilleure de tout Pangéa. Plus personne n’en doutera après ce nouveau coup d’éclat.
Alicia sorti un caillou identique d’une petite boite puis les compara. Un sourire de satisfaction se dessina sur son visage. Elle rangea le joyau de Cornélius dans la boite et l’empocha. Puis elle glissa l’autre dans les poches de l’assassin.
- Parfait, murmura-t-elle. Voilà la récompense de longs mois de travail.
Alicia se pencha de nouveau, retira une minuscule fléchette du cou de sa victime et la remisa dans un étui. Puis elle se saisit de la rapière de Cornélius et la tira de son fourreau. La jeune fille leva la lame devant elle et l’observa longuement.
- Vous comptez rester ainsi longtemps ? finit par s’enquérir Ken.
- Pardon.
Alicia s’arracha lentement à sa contemplation.
- Aidez-moi, reprit-elle. Nous devons l’emmener avant de quitter l’île.
- Nous ?
- Vous avez l’intention d’attendre ici son réveil. Moi, non. Il va dormir pendant encore deux  ou trois heures. Je n’ai pas l’intention d’attendre sagement les sanctions des maîtres des guildes. De plus un trésor m’attend. Alors nous voilà associés jusqu’à ce que la mer nous sépare d’Argolia.
- Ne craigniez-vous pas que votre ami vous recherche à son réveil ?
- La chose me déplairait assez. C’est une raison de plus de ne pas traîner. Je vous rappelle que votre position n’est pas plus enviable que la mienne.
Ken se décida alors à aider sa jeune compagne. Il s’approcha de Cornélius et le saisit par les chevilles.
-Inutile donc de perdre davantage de temps, déclara-t-il.
Brusquement, Alicia serra la rapière dans ses deux mains et l’abattit sur le Kanais. La lame lacéra le coté de Ken avant que ce dernier n’eut le temps de se dégager. Horrifié, surpris, il recula la main posée sur son flanc droit. Quelle folie avait-il commis en faisant confiance à cette enfant ? Son voyage venait à peine de commencer et il succombait sous les coups d’une fillette. Aucun de ces prédécesseurs n’avait échoué si près du départ. Aucun d’eux n’avait été de la sorte humilié. Alicia n’était qu’une gamine.
Une sensation de brûlure montait de sa blessure et s’élançait à l’assaut de son corps. Il tira son épée et fit un pas chancelant vers son nouvel adversaire. L’univers autour de lui sembla bientôt tournoyer.
- Poison… parvint à murmurer le Kanais.
Il fit un nouveau pas et manqua de trébucher. Son sang coulait chaud contre sa paume et roulait par gouttes sur le sol laissant une petite traînée derrière lui.
- Ne vous inquiétez pas, déclara Alicia. J’ai votre antidote. Mais avant j’aurai encore une chose à faire.
Elle leva une nouvelle fois la rapière. Ken était trop loin d’elle pour l’en empêcher. Une nouvelle fois la jeune fille fixa l’acier puis, fermant les yeux, elle posa la lame contre elle et s’entailla à son tour. Une grimace de douleur tordit son visage agréable. Ken l’observa incrédule.
- La seule façon de se débarrasser d’un assassin est de le convaincre qu’il a accomplit son méfait. Notre sang sur son arme fait parti du stratagème. La blessure que je vous ai infligé n’est pas mortelle. Elle vous fera saigner suffisamment pour attester d'un combat mais ne vous tuera pas.
Ken avait de plus en plus de mal à saisir ce que lui disait Alicia. Le sang battait à ses tempes, couvrant la voix de la jeune fille. Cette dernière s’approcha de la fenêtre et s’assit contre le mur. Elle tira d’une bourse deux feuilles vertes que le Kanais n’identifia pas. Elle en avala une puis tendit l’autre au voyageur.
- Par contre, le poison sur la lame de ce vieux renard le fera si vous ne mâcher pas cette feuille qui en est l’antidote.
Ken hésita un instant. La douleur explosait en une myriade de petites bulles dans son cerveau. Il avait l’impression de sentir moins ses jambes. Sa vue se brouillait. Il était incapable de réfléchir à la conduite à adopter. Devait-il ou non se fier à Alicia ? Quel tour pouvait-elle encore lui jouer ? Finalement l’instinct de survie prit le dessus sur la confusion dans laquelle était plongé Ken. Lentement, il rejoignit la jeune fille puis se saisit de la feuille qu’elle lui avait gardé. Le Kanais la mastiqua et lui trouva un goût des plus désagréable. Il regarda Alicia. Elle consommait encore son antidote avec une expression de dégoût.
- Ne l’avalez surtout pas, prévint-elle. Lorsque vous l’aurez vidé de son suc crachez le reste dans vos mains, un foulard ou n’importe quoi mais surtout pas à terre. Il ne faudrait pas que Cornélius ou quiconque n’évente notre secret.
Le jeune homme ferma les yeux. Tous deux poursuivirent longuement leur mastication en silence. Bientôt Ken reprit possession de ses sensations. La chaleur qui courrait en lui s’était dissipée. La douleur diminuait doucement en intensité. Le voile obscur de la mort s’éloignait lentement de lui.
Les mains d’Alicia se posèrent sur sa plaie. Il eut un mouvement de recul.
- N’ayez plus aucune crainte. Je vais passer un onguent qui vous permettra de guérir rapidement de cette entaille. Veuillez m’excuser pour ce coup.
- A quoi rime tout ceci ?
- Je vous l’ai déjà dit. Pour être définitivement débarrassé de lui il faut que tout le monde pense qu’il nous a tués.
La jeune fille posa délicatement le baume sur la blessure de Ken avant d'exécuter les mêmes gestes sur elle. Puis, son traitement achevé, elle se leva et s’approcha de Cornélius. Ken l’observa fasciné par l’étrange dualité entre le machiavélisme de l’esprit d’Alicia et l’innocence que laisserait supposer son âge. Elle arracha un pan de sa propre chemise, un des bracelets ornant ses poignets et jeta le tout au hasard dans la pièce. Alicia saisit ensuite une dague attachée à sa ceinture et entailla la cuisse de Cornélius qui ne broncha pas. Ken faillit objecter quelque chose à sa compagne mais il se ravisa. Elle lança négligemment la dague dans la pièce puis revint vers le Kanais.
- A présent il nous faut disparaître en sautant par la fenêtre.
- Etes-vous folle ? Dans ces ténèbres nous aurons bien de la chance de ne pas nous écraser sur un rocher en bas. Et quand bien même nous tomberions dans l’eau, le courant aurait tôt fait de nous ramener contre les récifs.
- Parfait ! Ainsi personne ne doutera de notre mort.
- Celui-là au moins n’y croira jamais.
- Ce n’est pas lui que je souhaite convaincre. Artemus a pour habitude de réveiller ses clients peu avant que leur navire ne prenne le large. Quand il découvrira votre disparition et tout ce sang il préviendra les guildes. Compte tenu des événements de ce soir notre ami aura le plus grand mal à se disculper. Dans tous les cas nous aurons suffisamment de temps pour disparaître et brouiller les pistes.
- Et lui ?
- Par Hélice ! Il saute avec nous, bien entendu. Comment voulez-vous expliquer sa présence ici ?
- Inconscient il a encore moins de chances que nous de s’en sortir.
- Si tel doit être son sort je ne le pleurerais pas. Et vous ?
Ken haussa les épaules.
- Souvenez-vous que je n’appartiens pas à la guilde des assassins.
Alicia grimpa sur le rebord de la fenêtre, se pencha vers l’extérieur et sonda les ténèbres.
- Je ne suis qu’une frêle jeune fille, déclara-t-elle avec maints battements de sourcils. Je sauterais donc la première. Vous devrez ensuite sauter avec Cornélius. Nous nous retrouverons dans l’eau et l’abandonnerons sur la berge.
- Plus je vous écoute, plus je me demande comment je survivrai à vos folles entreprises.
- En cette période la mer est au plus calme et les courants moins puissants. Croyez- moi j’ai sauté de falaises bien plus dangereuses que celle-là et affronter des courants bien plus terribles.
- Vous ?
- On ne devient pas une voleuse de ma classe sans raison.
- Et vous comptez nager jusqu’à votre trésor, peut-être.
Alicia sourit.
- Une petite embarcation de pêche nous attend dans une crique non loin d’ici. Je l’avais préparé en prévision de mon départ mais nous partagerons mes provisions.
- Une embarcation de pêche ? J’ai déjà payé une place à bord du Bart. Il est hors de question que je perde deux cent Kars.
- Allez récupérer votre argent ou voyager à bord de ce navire et tout ce stratagème tombe à l’eau. Souhaitez-vous retrouver notre ami le dormeur à vos trousses ?
Ken pesta.
- Vous n’avez pas le choix, renchérit Alicia. Sautez avec moi ou mourrez.

CHRONIQUES DE PANGEA I: L'ASSEMBLÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant